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Couverture de Les Femmes dans trois comédies de Molière

Les Femmes dans trois comédies de Molière

de Marie-Laure Basuyaux, Cyril Chervet, Laurence Cousteix


Les Femmes dans trois comédies de Molière : Avant-propos

par Patrick Laudet

Le quadricentenaire de la naissance de Molière, que nous fêterons en 2022, imposait bien sûr son inscription au programme des classes « théâtre ». Bien au-delà de cette commémoration, le répertoire de Molière tresse depuis longtemps un compagnonnage indéfectible avec l’École : dans le beau sérieux de nos études, au centre des humanités classiques – si nécessaires –, son théâtre a toujours placé au cœur de notre enseignement le plaisir du jeu et de la subversion, l’intelligence des situations humaines et des nœuds familiaux qu’elles génèrent, la nécessité et la fécondité salutaire du rire.
Libre des modes et forte d’une dramaturgie de tous les calendriers, l’écriture de Molière est surtout celle d’un comédien et d’un chef de troupe animé par un véritable sens de la scène. Les élèves, évidemment, ne s’y trompent pas, eux qui s’engagent avec fougue et enthousiasme sur le plateau pour incarner ces textes classiques. D’autant que les trois pièces retenues – L’École des femmes, L’Amour médecin et Le Tartuffe – leur permettent d’explorer des modes de jeu très différents, les invitant à passer de la noble comédie en cinq actes au « petit impromptu », de l’exigeante diction requise par l’alexandrin au jeu farcesque inspiré par des personnages hérités de la commedia dell’arte.
Dans cette trilogie (dont la durée d’inscription au bac est pour le moment programmée pour deux ans), l’introduction d’une comédie-ballet – avec L’Amour médecin – aux côtés de deux comédies plus classiques amènera aussi élèves et professeurs à envisager un spectacle total, ouvrant pour eux tout l’empan de la créativité, faisant possiblement intervenir de la danse et de la musique, conformément à l’esprit des nouveaux programmes.
Les captations qui servent de référence pour les analyses dramaturgiques ont aussi été choisies pour la diversité des lieux et des esthétiques engagées : cour d’honneur du palais des Papes à Avignon (L’École des femmes), Comédie-Française (L’Amour médecin), Théâtre national de Strasbourg (Le Tartuffe) ; sobre et sombre mise en scène de Didier Bezace (tout récemment disparu), qui contraste avec l’univers coloré, enfantin (quoique parfois très inquiétant aussi), dans lequel évoluent les comédiens mis en scène par Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger, accompagnés de l’ensemble baroque Les Arts Florissants ; espace très contemporain de Stéphane Braunschweig, et scénographie évolutive qui plonge comédiens et spectateurs dans une atmosphère de plus en plus malsaine et étouffante.
Dans cette belle matière théâtrale et artistique, aussi riche et foisonnante, un nouvel axe d’étude s’imposait. Et c’est l’actualité – cette fois – qui nous le soufflait. Les personnages féminins, chez Molière, ont-ils quelque chose à nous dire aujourd’hui encore ? Si, comme le rappelait Antoine Vitez dans ses Écrits sur le théâtre, « les femmes dans les comédies de Molière ne sont pas peintes en elles-mêmes ni pour elles-mêmes mais pour lui, l’homme, le mari, l’amant, le père, pour son regard et son usage à lui » (Vitez, 1996, p. 129), alors il semblait important de décentrer le regard que nous pouvons habituellement porter sur ces pièces, afin de réinterroger leur dramaturgie sous cet angle.
Structure dramaturgique commune de ces trois pièces, que Marie-Laure Basuyaux met si bien en évidence dans son dossier : « Un homme a tout pouvoir sur une jeune fille et la retient prisonnière pour la forcer à l’épouser alors qu’elle en aime un autre (L’École des femmes); un père refuse d’entendre que sa fille est éprise d’un jeune homme et veut la garder pour lui (L’Amour médecin) ; un père oblige sa fille à renoncer à son fiancé pour épouser l’homme qu’il a choisi pour elle (Le Tartuffe). »
Il est bien ici question de cette terrible domination que des hommes exercent sur des femmes, et des stratégies qu’inventent les femmes pour échapper aux violences qui sont exercées sur elles. Pour autant, Molière est-il lui aussi misogyne ? Le rire invalide et ridiculise la violence de certains propos tenus sur la femme – telles ces Maximes du mariage qu’Arnolphe fait lire à Agnès –, parfois exprimés par de grotesques images (« La femme est en effet le potage de l’homme / Et quand un homme voit d’autres hommes parfois / Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts, / Il en montre aussitôt une colère extrême », L’École des femmes, II, 2, v. 436-439)... Les jeunes premières sont souvent tenues de se taire, c’est vrai ; mais le mutisme ne se confond pas forcément avec le consentement. Comment jouer le silence de Lucinde, celui d’Agnès, de Marianne, tout en les rendant éloquents ? C’est là théâtralement passionnant ! L’observation du jeu des comédiennes dans les mises en scène de référence (regards et mimiques révélateurs de Léonie Simaga dans la mise en scène de Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger, acte I, scène 2, par exemple), ou dans d’autres (magnifiques propositions scéniques de Suzanne Aubert-Agnès dans la mise en scène de L’École des femmes par Stéphane Braunschweig, démontrant aussi combien le corps silencieux peut hurler sa résistance), pourra aiguiser la sensibilité des élèves, tout en nourrissant leurs propres interprétations. Apparent mutisme des jeunes premières, mais qui évoluent en compagnie d’une multiplicité de figures féminines (Georgette, Madame Pernelle, Elmire...), parmi lesquelles résonnent tout particulièrement les vigoureuses voix roboratives de suivantes « un peu trop fortes en gueule » (Dorine et Lisette). En elles, tout un panel de stratégies pour contrarier le machisme ambiant, le mettre en déroute, et ne surtout pas lui laisser le dernier mot.
Mutatis mutandis, gageons-le, nos élèves, filles comme garçons, sauront y expérimenter des ressources de vie et une foi dans la résilience et dans le salut par le jeu. Attendons donc encore un peu avant de déboulonner Molière et prêtons l’oreille à ce que ses comédies nous donnent d’irremplaçable pour mener au mieux l’aventure humaine. Une aventure bien âpre, qui plus est, en ces temps de contraintes sanitaires et de restrictions au sein desquels le théâtre n’a apparemment plus rien d’« essentiel »...
Quel plaisir, quelle urgence, quel réconfort que de donner place et voix à l’art vivant, qui nous manque cruellement, et de faire entonner aux élèves ces vers essentiels – tirés de L’Amour médecin –, chantés de concert par la comédie, le ballet et la musique :

  • « Sans nous tous les hommes
  • Deviendraient malsains,
  • Et c’est nous qui sommes
  • leurs grands médecins. »

« À bon entendeur, salut ! »

  • Patrick Laudet, inspecteur général de l’Éducation, du Sport et de la Recherche,en charge des lettres et du théâtre

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