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Je suis le vent

+ d'infos sur le texte de Jon Fosse traduit par Terje Sinding
mise en scène Guillaume Béguin

: Entretien avec le metteur en scène

La trame de Je suis le vent est extrêmement simple : deux hommes (sobrement nommés « L’Un » et « L’Autre » par Jon Fosse) sont sur un bateau, ils naviguent, décident de s’aventurer vers la haute mer. C’est alors que l’Un tombe dans l’eau, laissant l’Autre seul à bord… Comment interprètes-tu ce suicide, auquel Jon Fosse donne un développement particulier, puisque le suicidé lui-même revient parler avec son ami qui l’a vu se jeter dans les flots ?


Si l’Un choisit de se jeter à la mer, ce n’est pas par désespoir ou parce qu’il voit dans la mort son unique destin. C’est plutôt que son « moi » semble ne pas avoir de consistance, il a comme renoncé à « être quelqu’un » ; dès lors, se fondre dans les éléments lui apparaît comme une issue presque enviable. Ce n’est ni triste ni inquiétant, c’est « simplement [que] c’est arrivé » : « Simplement je l’ai fait », comme il le dit en ouverture de la pièce. Peut-être ne devons-nous pas chercher à comprendre le sens ou la cause de cet acte, pas plus que nous ne cherchons à comprendre la mer, les arbres ou les éléments. La mer, les arbres et les éléments « sont », un point c’est tout. Ils n’ont pas de sens. Ce que nous utilisons pour créer du sens, ces « merveilleux outils » nous servant à construire notre identité, à définir les autres, se forger un profil psychologique…, les mots… ne sont rien d’autre que des inventions. Les mots « ne sont que des mots ». Comme le dit l’Autre au milieu de la pièce, les mots ne permettent pas d’atteindre directement ce que nous appelons la réalité. Tout au plus parviennent-ils à engendrer une sorte de « monde virtuel » : « Tout est sans doute / oui imaginé / oui en un sens / inventé / en un sens / simulé / oui / oui même si ça se passe réellement / c’est aussi inventé / en quelque sorte / ça existe dans un autre endroit / en quelque sorte/ ça se passe en quelque sorte / oui / oui à travers les mots ».



L’Un dit ne se sentir bien qu’en mer. En mer, c’est-à-dire en proie au silence, aux flots des vagues, là où les mots sont inutiles. En mer, c’est-à-dire, en faisant corps avec la mer. En mer : là où la vie se passe des mots. Ce n’est peut-être pas la mort, comme nous l’entendons habituellement. C’est un lieu qui permet d’autres compréhensions, d’autres états.


« L’Un » et « L’Autre » appartiennent-ils à notre société contemporaine ? On a un peu l’impression de deux êtres de légende...


Dans la mythologie scandinave, il existe un autre monde, au fond de la mer ou caché dans le ventre des montagnes. Cet autre monde est extrêmement important. C’est son existence qui crée un équilibre avec notre monde terrestre : l’un ne va pas sans l’autre, ils sont interdépendants : les habitants de cet autre monde ont – d’après cette mythologie – une existence tout aussi réelle que celle des humains peuplant la terre. D’ailleurs, de temps à autre, jaloux des hommes, ils viennent sur la terre, prennent une ferme, embarquent à bord des bateaux, et, durant quelques années, deviennent paysan, agriculteur, ou pêcheur, avant de retourner sous la mer ou dans les montagnes. Ces habitants de l’autre monde ne sont pas des esprits au sens où nous l’entendons habituellement. Leur existence, presque physique, est très présente dans l’imaginaire norvégien : il leur arrive même de se marier avec les vivants et de leur donner des enfants.


Par ailleurs, Jon Fosse évoque, dans d’autres écrits, ce qu’il appelle les « non-nés ». Pour le Norvégien, il y a les vivants, les morts (avec certains desquels nous entretenons une relation particulière), mais aussi les « non-nés ». Les non-nés sont ceux qui ne sont pas encore nés, ou qui tout simplement ne naîtront jamais. Personnellement, par exemple, je n’ai pas d’enfant, et je n’en aurai certainement jamais. Si ma vie avait été légèrement différente, j’en aurais peut-être eu plusieurs. Mes enfants « non-nés » n’existent pas réellement, mais ils font d’une certaine façon partie de mon existence, comme une éventualité, une potentialité qui ne s’est pas réalisée mais qui aurait pu l’être, et à laquelle il m’arrive de penser.


Si on voit les choses comme ça, le suicide de l’Un n’est donc pas un terme. Il s’agit peutêtre simplement de changer de niveau d’existence, de rejoindre d’autres niveaux de présence, de rejoindre un endroit, comme je le disais, où les mots font défaut, où la confrontation avec les éléments passent par d’autres moyens que la pensée rationnelle et le système binaire de compréhension du phénomène de la vie que nous adoptons habituellement. Il ne s’agit pas non plus d’une forme de mysticisme vaguement new age prêtant aux morts une existence spirituelle. La pensée de Jon Fosse est bien plus complexe et personnelle que cela.


Jon Fosse a la réputation d’être un auteur difficile à aborder. Sa langue semble aérienne, réfractaire à toute forme d’incarnation. Comment comptes-tu diriger tes comédiens ?


Pour moi, ce qui compte avant tout, c’est bien sûr que l’on puisse entendre le texte, mais aussi et surtout que l’on puisse voir et sentir « tout ce qui n’est pas écrit », et qui fait cependant partie intégrante de la pièce. « Ce qui n’est pas écrit » a trait aux forces des éléments, à cet autre monde dont je viens de parler.


Faire entendre la pièce, ce n’est déjà pas si simple, parce que le texte, comme on l’a dit, est fait d’une langue qui n’est pas en premier lieu concernée par la signification. C’est une langue qui avant tout est, et qui ensuite seulement signifie. Si on s’intéresse seulement à sa signification, on est très vite déçu : l’Un est tombé à la mer, l’Autre a tenté en vain de le repêcher, auparavant ils ont bu du schnaps et partagé un repas… tout cela est a priori extrêmement banal. Il faut s’emparer des mots de Jon Fosse avant toute chose en tant qu’éléments d’une sorte de partition sonore. Il s’agit de faire entendre tant le sens que les rythmes, les allitérations, les assonances et les répétitions, afin de faire « sonner » tout ce qui n’est pas écrit. Il s’agit de voir la partition textuelle comme une ossature sans chair, le révélateur d’un monde insoupçonné, que les mots sont incapables d’exprimer, mais qu’ils peuvent cependant rendre presque palpables. Comme l’a écrit Nathalie Sarraute, « Les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots. » Ce sont les silences (très nombreux et très nuancés dans Je suis le vent) qui constituent d’une certaine façon la chair du texte. Les résonances dont ils sont riches, leurs rythmes et les espaces immatériels qu’ils ouvrent, tout cela révèle un monde insoupçonné devant lequel les mots ne sont que de pâles fantômes.


Pour permettre à ces silences de « s’incarner », et pour rendre les éléments (la mer, le vent, les rochers) plus palpables, je vais collaborer avec la danseuse Tamara Bacci. Avec elle, nous allons pousser les acteurs à explorer d’autres niveaux de présence sur le plateau du théâtre. Les acteurs n’ont en général pas – au contraire des danseurs – pour habitude de mobiliser leur imaginaire en direction de l’espace de la scène ou de leurs sensations corporelles. Pour eux, l’imaginaire se développe comme une prolongation des mots. Nous allons travailler avec eux sur les éléments : l’eau, le vent, la terre, la pierre. Cette recherche leur permettra de développer d’autres formes de présence, de mouvements, d’appréhender la scène différemment. Ce sera cependant très concret, très « physique ». Je déteste voir les acteurs « flotter » et se mouvoir sur le plateau comme spectres ou des « cerveaux sur pattes ».


Tu viens de créer un spectacle sur les grands singes et la construction de la culture humaine, Le baiser et la morsure. Comment passe-t-on du mimétisme simiesque aux grands espaces norvégiens ?


Oui, il n’y a a priori aucun rapport entre Jon Fosse et les gorilles. Je me suis d’ailleurs longtemps demandé pourquoi j’avais eu le désir, après Le baiser et la morsure, de porter Je suis le vent à la scène. Pourquoi ai-je eu besoin de revenir à un auteur dont la langue est si belle et si complexe, alors que précisément, dans Le baiser et la morsure, j’étais animé par une forte volonté de me libérer du langage articulé, de montrer que – tant chez les singes que les humains – il y a une vie forte et sensible, une vie qui s’exprime avant le langage articulé – ou parallèlement à lui.


Et puis, très récemment, j’ai repensé à ce qui avait déclenché chez moi le désir d’entamer ma recherche théâtrale sur les grands singes, et cela m’a permis de faire le lien avec Jon Fosse. J’étais tombé à l’époque sur un article relatant une « conversation » que le singe Koko avait eu avec une de ses gardiennes. Koko est un gorille femelle auquel on a appris la langue des signes des sourds-muets. Elle maîtrise environ 1500 signes et est ainsi capable d’émettre des désirs, de nommer des objets ou de répondre aux questions qu’on lui pose. Ce jour-là, la gardienne avait décidé d’interroger Koko sur sa vision de la mort. Il faut dire que le petit chat de l’institut de recherche éthologique dans lequel Koko vivait, et auquel elle était très attachée, venait de se faire écraser par une voiture. La mort était donc une expérience qu’elle venait d’appréhender. « Où vont les gorilles quand ils meurent ? » a demandé la gardienne à Koko. « Confortable – trou – adieu », a répondu Koko en « signant » avec ses pattes. « Quand est-ce que les gorilles meurent ? » – « Soucis, vieux ». Et enfin : « Que ressentent les gorilles lorsqu’ils meurent ? Sont-ils tristes, effrayés ? » Et Koko de répondre simplement « Dormir ».


Bien sûr, il est possible que Koko ne faisait que répéter ce qu’on lui avait expliqué sur la mort à l’occasion de l’accident au cours duquel son petit chat avait péri. En répétant les explications qu’on lui avait données, elle ne prouvait pas qu’elle les avait comprises. Mais la compréhension que nous avons nous-mêmes du phénomène de la mort est-il, au fond, plus complexe et plus profond que celui de Koko ? Est-ce que nous en savons vraiment plus qu’elle ? Et qu’est-ce que nous savons réellement ? Il me semble que Jon Fosse a beaucoup à dire sur cette question. Mais peut-être que je ne devrais pas dire « beaucoup à dire ». Parce que ce qu’il réussit à « évoquer », à « faire entendre », il ne le fait paradoxalement pas à travers les mots. Il le fait par ce qui s’évade des mots, par ce que les mots font peut-être parfois entendre, au-delà d’eux. Et il le fait par les silences. Non, les mots, réduits à leur seule signification, ne sont décidément pas les bons outils pour rendre compte du monde.

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