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Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones

Jan Martens ( Chorégraphie )


: Entretien avec Jan Martens

Entretien réalisé par Marc Blanchet

any attempt will end in crushed bodies and shattered bones interroge la notion de résistance à travers une distribution importante. La résistance est-elle une affaire de nombre ?


Jan Martens : A priori non. Un individu peut résister seul. Toutefois nous assistons aujourd’hui et de manière croissante à de nombreux mouvements de masse. Et leur diversité a retenu mon attention avec une telle insistance que j’ai désiré travailler dessus. Ce vœu se concrétise aujourd’hui avec any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, pièce sous-tendue d’une interrogation plus souterraine et personnelle : comment puis-je aborder une grande forme ? À un moment ou à un autre, ce type de confrontation apparaît dans un parcours artistique comme le mien et cela n’a rien d’étonnant. Mais c’est une sensation et un mouvement bien particuliers d’aller vers une grande scène, penser un objet chorégraphiqueen termes de masse, de groupe ou de distance. Les proportions d’un plateau, le nombre de danseurs...
Ce projet a relié immédiatement ces deux aspects : d’un côté, inventer cette grande formeet, de l’autre, interroger pertinemment et patiemment les mouvements de résistance au sein de cette quantité et par la quantité elle-même.


Votre approche se désire critique. Comment maintenir une distance envers de grandes formes qui peuvent s’avérer trop séduisantes ?


Cette distance est à relativiser ; en tout cas, la critique que porte cette création relève du souhait d’établir avec le public un rapport privilégié. J’ai désiré, en amont de cette pièce, prendre à contre-pied l’idée du spectaculaire. Je veux porter sur le plateau un aspect essentiel de mon travail et ce quelle que soit la dimension de la forme: l’intimité.
J’ai à cœur de montrer que chaque danseur est porteur d’une histoire personnelle, et ainsi mettre en scène une pensée de l’humanité sans intimider les spectateurs par le nombre ou chercher à les séduire. Pour cette pièce, j’ai souhaité que plusieurs générations, soit dix-sept danseurs, se mêlent, se connaissent, se rencontrent.
La résistance est à la fois le thème central de cette chorégraphie et par là même ce qui leur permet de partager quelque chose. Contenu comme contenant, la résistance que j’interroge s’inscrit dans une mise en tension, et ne refuse pas des musiques qui portent de manière intense des émotions, celle de Henryk Górecki avec son Concerto pour clavecin et orchestre, ou tout autrement un morceau de Max Roach et Abbey Lincoln.


Quels sont les mouvements actuels de résistance qui retiennent votre attention ?


Ils sont extrêmement nombreux : marches pour les femmes, Gilets jaunes, Youth for climate, Black Lives Matter, ce qui se passe au Chili, actions mises en place en Belgique suite aux coupes annoncées dans le budget de la culture...
Dans ces mouvements, m’intéressent leur nature spontanée, leur surgissement, leur résurgence. Il y a, non sans paradoxe, d’un côté ces mouvements populaires, et de l’autre la popularité de ces mouvements. Avec des personnes qui rejoignent un premier cercle d’individus plus concernés qu’eux, plus directement touchés par une cause et qui s’engagent, non pas pour le sujet même de la bataille mais dans un esprit de solidarité.
Ils travaillent alors à valoriser une idée de la démocratie, voire la mettre en œuvre. Les réseaux sociaux favorisent cela, et mettent en lumière une pratique, un désir de démocratie. En Flandre, la réaction concernant l’annonce des coupes budgétaires sur la culture a éclipsé momentanément les discussions sur le féminisme ou le colonialisme. Maintenir ensemble ces questionnements et maintenir l’ensemble de ces questionnements sont un véritable défi. Nous pouvons hélas les perdre de vue par la nature impulsive de notre société, à laquelle participe largement le monde médiatique.


Sur quoi porte votre vigilance pour la réalisation d’un tel travail chorégraphique ?


Déjà maintenir en amont la manière dont je travaille : être à l’écoute des danseurs, que chacune et chacun puisse s’exprimer dans ses recherches, ses interrogations, ses qualités. Être attentif à ce qui existe préalablement comme mon vocabulaire qui s’est enrichi au fur et à mesure de mes pièces mais que je souhaite déplacer au gré des enjeux et des obsessions. La bande son de la pièce est révélatrice en cela : en plus des musiques dont certaines sont déjà ancrées dans la protestation, des sons et des cris participent à ce qui se joue physiquement sur le plateau.
J’ajoute de la puissance et donc de la force mais aussi de l’ancrage. Et comme je souhaite jouer et agir avec le public afin qu’il accueille notre vision de la résistance, je prends en compte un élément essentiel au sein de cette chorégraphie : son immobilité.


En quoi cette notion d’immobilité est-elle devenue centrale dans cette pièce ?


Très souvent, les actions menées pendant des manifestations mettent en avant des sit-in, une manière d’être dans l’espace et de l’occuper. Cette pose/pause, cette fixation sont à la fois une revendication et une manière évidente d’être là et de nourrir une opposition. Ces actions sont souvent frappantes, dérangeantes et terriblement efficaces. Elles font percevoir à tous l’importance de la mobilisation.
En la transposant sur le plateau, je retrouve déjà des formes travaillées dans des pièces antérieures, comme Rule of three, où après des rapports physiques et dynamiques entre danseurs, s’installe un « ne-rien-faire », une vacance des corps, où chacun peut aller vers l’autre, librement, sans jugement. Les danseurs prennent le temps de ressentir ces relations nouvelles. Chaque fois qu’ils vont dans une image, le spectateur les voit s’interroger muettement : qu’est-ce que cela signifie, peut signifier ? Je mène différemment cette interrogation dans any attempt will end in crushed bodies and shattered bones. J’aime en effet cette force apparente de l’inaction. Cette immobilité ne l’est jamais entièrement ; elle est « sous tension ». C’est par l’immobilité que les choses commencent à changer, se charger ou à l’inverse se décharger...


  • Entretien réalisé par Marc Blanchet en novembre 2019
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