: Notes d’intention sur la mise en scène
par Marie Lamachère
J’esquissais un projet de solo sur Lenz de Büchner quand le groupe des trois acteurs
cofondateurs du Théâtre de la Valse m’a proposé d’inventer un projet commun à deux
compagnies. Après avoir travaillé plusieurs années sur des textes contemporains (Heiner
Müller) ou avec des auteurs contemporains (Alain Béhar, Royds Fuentes-Imbert) je souhaitais
amorcer un nouveau cycle de recherches qui privilégie une écriture scénique « au plateau ». Je
souhaitais aussi creuser les pistes ouvertes sur la dernière création (Bal Perdu), qui joue avec
la notion de palimpseste à partir de textes littéraires et de faits-divers. Je voulais aussi
continuer d’explorer, pour l’acteur, la métamorphose animale (entre présence animale de
l’acteur et animal présent au plateau).
L’aventure d’un travail sur Woyzeck - pièce inachevée composée de 4 fragments (H1, H2, H3
et H4) et écrite autour d’un fait-divers - s’est imposée comme une évidence. J’ai aussi pensé
que les trois acteurs pouvaient, avec bonheur, mettre au service de cette oeuvre, la très belle
complicité de jeu que leur valent plusieurs années de travail collectif. Songeant à la
distribution, j’ai commencé à imaginer un travail sur la pièce qui partirait du triangle
amoureux (Woyzeck, Marie, le Tambour-Major) pour progressivement se déployer en une
succession de 5 pièces « rhizomes » (pour intégrer à mesure, à ce trio et noyau, de nouveaux
acteurs et participants). J’ai pensé que cette manière de travailler était en mesure de proposer
une vision intéressante et renouvelée des enjeux de l’oeuvre.
L’oeuvre inachevée de Büchner s’est prêtée à de nombreuses interprétations contradictoires –
ou complémentaires, selon que l’on veuille croire ou non à l’effectivité ou à la relativité de
toute pensée !
Tissant le fil de l’aventure intérieure d’un héros voyageant en somnambule entre « Rêve,
folie, et fait-divers » d’aucuns ont voulu faire de Woyzeck « la description objective et
rationnelle d’une évolution »[1] psychique vers la folie et le crime. Dans un monde réel dont
l’étrangeté onirique dépasse celle du rêve, l’aventure elle-même n’est peut-être alors qu’un
rêve éveillé ou la « série des souvenirs (recollés) de Woyzeck (ou Büchner) ».
L’oeuvre est parfois lue comme la « Tragédie de l’exploitation »[2] ou le « Drame bourgeois »
de toutes les aliénations. Woyzeck est alors présenté sous un triple joug du destin dont
Copernic, Darwin et Freud, en nouveaux dieux des temps modernes, dessinent les lois, tandis
que Büchner en dissèque âme et corps avec « une pénétration clinique ».
Une analyse poétique et ontologique[3] du « matériau-Woyzeck brut » des fragments inachevés,
en fit « l’intérieur même de la fabrique de Büchner dramaturge » et le prototype par
excellence de l’oeuvre ouverte. Peut se lire dans les fragments, à partir des idées « que l’on
voit germer, croître, se ramifier – le devenir-théâtre de la pièce». Le théâtre, ainsi, réfléchirait
un monde où « l’idéalisme est sans prise», «un monde de l’errance sans loi», à travers lequel
Woyzeck court « comme un rasoir ouvert ». Woyzeck laisse pour témoignage de cette pensée
« qui va, sans cadre et sans bords », les mots d’une langue « anti-hymnique et perpétuellement
émotionnelle », « faite d’éclats, de traits griffés, de copeaux ».
Je voudrais remettre en question, dans notre travail, le caractère central de la figure de
Woyzeck. Cette vision centripète occulte et passe sous silence, par exemple et parmi d’autres,
le personnage de Marie. Marie devient une « chose » putain, « chose » à « la sensualité
simple », ou chose « cadavre », au seul service du mélodrame de l’individu Woyzeck. Ainsi
placé en personnage principal, Woyzeck, comme dans un procès d’assise ou comme dans un
article de journal, prend tour à tour le visage du terrifiant psychotique au couteau, du cocu
ridicule et malmené par sa hiérarchie, de la touchante victime de l’exploitation des « pauvres
gens » …
A contrario, tisser les fils des existences périphériques et parallèles à celle de Woyzeck
(Marie, les enfants, Karl le Fou, la Grand-mère, Andres …), devrait permettre de réinterroger
les positions subjectives et les déterminations objectives qui travaillent la pièce.
Le théâtre, aux prises avec des enjeux contemporains, a sans doute autre chose à proposer que des images de papier journal, pixels ou flux cathodiques, et sans doute autre chose à présenter que des pantins et poupées actionnés par le fil d’une idée.
Faisons aussi l’hypothèse que le théâtre peut risquer autre chose dans l’histoire, que « description objective » et « pénétration clinique».
Büchner, à 22 ans, se faisait sur ce sujet une vision à la fois plus précise et plus nuancée de sa
position d’auteur, et - osons le dire - plus vigoureuse !
Voici ce qu’il en dit dans ses lettres à sa famille et à sa fiancée :
«L’auteur dramatique n’est à mes yeux qu’un historien, mais il se situe au-dessus de ce dernier par le fait qu’il créé pour nous l’histoire une seconde fois et que, au lieu de donner une sèche narration, il nous transporte aussitôt directement dans la vie d’une époque, et nous donne, au lieu de caractéristiques, des caractères, et au lieu de descriptions, des personnages. Sa tâche primordiale est de s’approcher le plus possible de l’histoire telle qu’elle s’est réellement passée. »
« L’écrivain n’est pas un professeur de morale, il invente et crée des personnages, il fait revivre des époques passées, et qu’ensuite les gens apprennent là-dedans, aussi bien que dans l’étude de l’histoire ou dans l’observation de ce qui se passe autour d’eux dans la vie humaine. »
« Pour ce qui concerne les écrivains prétendument idéalistes, je trouve qu’ils ont donné presque uniquement des marionnettes avec des nez bleu ciel et un pathétique affecté, mais non des êtres de chair et de sang dont je puisse éprouver la souffrance et la joie, et dont les faits et gestes m’inspirent horreur ou admiration ».
La réalisation scénique que nous proposons de Woyzeck comprendra 4 étapes et 5 formes
différentes (pour 3, 5 ou 7 acteurs) appelées respectivement WOY, WOZZE, WOYZE,
WOZZECK, WOYZECK, clins d’oeil aux fragmentations et métamorphoses du texte de
Büchner. Jouant ainsi avec l’inachèvement du texte, nous ne prétendrons pas y révéler le
contenu d’une « vérité » nouvelle ou historique, pas plus qu’éclaircir la « réalité effective de
Georg Büchner »[4].
Notre souhait est plutôt de confronter le matériau des fragments de Büchner à nos propres
positions d’hommes et femmes de théâtre, en mesurant et arpentant l’écart creusé (ou pas) par
174 ans d’histoire. Cet arpentage se voudrait diachronique et synchronique, et non
anachronique…! A la manière dont Walter Benjamin invite à « faire éclater le continuum de l’histoire », nous voudrions « saisir la constellation que notre propre époque forme avec telle
époque antérieure. »[5]
Comment allons-nous y travailler ?
Des êtres de chair et de sang
Notre première tâche sera de tenter de donner « chair et sang » à chacun des personnages que
nous considérerons, sans priorité de rôles ou fonctions dans la pièce. La profession de foi
« artistique » de Büchner, nous la reprendrons à notre compte, laissant bistouris et dissections
des corps exsangues et froids aux docteurs et légistes ou prétendus tels. Car, si Büchner, dans
le fragment H1, donne les derniers mots de son drame à l’auxiliaire de police, au barbier, au
médecin et au juge (« Un bon meurtre, un vrai meurtre, un beau meurtre ») nous ne sommes
pas tenus de prendre leurs manières et leur philosophie dans notre traitement de la mise en
scène.
En effet, avant d’être un objet d’autopsie, Marie est une jeune maman, une femme qui doute,
une femme qui désire. La curieuse « Sainte Famille » qu’elle forme avec son Franz Joseph
Woyzeck et son petit garçon Christian, nous invite à ne pas négliger l’ironie dans notre
approche du texte.
De même, Woyzeck n’est pas seulement le hamster des expériences du docteur subissant, de
manière passive et bégayante, son destin de « damné de la terre », comme tournant en rond et
à l’infini dans une cage fermée. Woyzeck lutte et se bat, du moins se bagarre tant qu’il peut.
Woyzeck se révolte et, à plusieurs reprises, énonce clairement le plan de vérité qui est le sien,
et sur lequel il avance en pensées et en actes.
Ainsi, pour Woyzeck comme pour aucun des personnages, nous ne prendrons le surplomb et
l’assurance de qui croit déjà posséder l’Outil (de dissection) et le Savoir ouvrant l’accès à une
vérité totalisante. Nous essayerons de ne pas excéder le point d’engagement dans l’histoire de
chacun des personnages. Nous tenterons « d’avoir l’oeil pour voir et les oreilles pour
entendre » chaque geste et parole. Nous jouerons les dialogues d’égal à égal. Dans la direction
d’acteurs, nous chercherons les « situations » et les « intentions », ce qui motive coeurs, corps
et âmes sans juger de qui est «fou» ou «coupable» et en nous méfiant des archétypes
démonstratifs.
L’univers mouvant et sans repos de la pensée
«La conscience est un miroir devant lequel un singe se tourmente» énonce Georg Büchner
dans La Mort de Danton. Au moment où il écrit Woyzeck, Büchner travaille sur Descartes et
Spinoza, et, pour préparer des cours, rédige deux écrits sur leurs philosophies.
De nombreuses scènes semblent interroger (de manière farcesque ou tragique) la question de
la « nature de l’homme », son essence, sa raison, ses valeurs, sa morale, ce qui le distingue ou
l’apparente à l’animal, à la « créature ». La scène du bonimenteur qui présente à son auditoire
oiseaux, singes et chevaux dressés, est un exemple manifeste : « Voyez à présent la raison double ! C’est de la bestiologie. Oui, ce n’est pas un individu bête comme un animal, c’est une personne ! Un être humain, un être humain animal, une bête, un bestiau… Voyez, la bête : nature, nature non corrompue… un être humain en métamorphose ! ». Le texte est
truffé de ces jeux de mots.
Il pourrait être intéressant de tâcher de comprendre les interrogations des différents
personnages et d’interpréter leurs réparties en tirant les fils des allusions philosophiques sur la
volonté, le désir, la nature, la « structure » des hommes, sur le « tiret entre oui et non » déterminant le point d’accroche existentiel de la conscience (un écho vulgarisé du doute et du
« cogito » cartésien ?!).
De même, il peut être intéressant pour nous, (acteurs et public) de réinvestir ces
questionnements aux regards des nouvelles philosophies du Sujet. Nous jouerons ainsi à
convoquer Foucault et son «Herméneutique du sujet », les « graphes » de Lacan, Badiou et sa
« Théorie du sujet », mais aussi Judith Butler, ou encore Donna Haraway. Cette dernière,
théorisant à partir « Des singes, des cyborgs et des femmes », tente une « réinvention de la
nature » propre à renouveler notre perception des constructions politiques et culturelles de la
conscience à l’ère de la technoculture.
Ces investigations philosophiques aux détours du travail physique des acteurs, menées dans le
même temps, pourraient trouver leurs cadres dans différentes résidences que nous sommes
aujourd’hui en train de négocier à l’Université Paul Valéry et à la Chartreuse de Villeneuvelès-
Avignon. Elles pourraient aussi constituer, en même temps que des stimulants pour
l’imagination et la pensée, des manières singulières de rencontrer le public.
Le « drame de la jalousie »
« Le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie (…) ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification débouche sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité. » Lacan
Cette formule d’un « drame de la jalousie » est souvent employée à propos du Woyzeck de
Büchner. Il est curieux de penser que Lacan a utilisé cette même formule pour penser «la
genèse de la sociabilité, et par là de la connaissance elle-même en tant qu’humaine, en ce
qu’elle représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale»[6]. Comme telle,
la jalousie serait un « trauma positif » ouvrant la conscience aux « similitudes objectives » des
« fraternités ». Nous prendrons très au sérieux cette hypothèse de Woyzeck comme « drame de
la jalousie ». Face aux « fraternités » viriles de cette petite ville de garnison qui joue à qui
pissera le plus loin pour faire mourir un juif (manuscrit H4, 11), et qui essuie ses couteaux sur
le ventre des femmes, en contrepoint, nous tenterons de mettre à jour les perspectives
partielles des Invisibles, des Silencieux, des Oubliés. Ainsi, nous essaierons de faire jouer ce
que Büchner, par la bouche de Lenz, appelait de ses voeux : « les possibilités d’existence », «
la vie de l’être le plus minuscule, dans ses tressaillements, ses traits subtils »[7]. Nous
convoquerons au plateau chats, singes, « oiseaux des canailleries » et « chevaux
astronomiques », aussi bien que les fous, les vieux, les enfants… les juifs et les femmes.
« L’écho de chose »
« Partant de l’attention aux choses et à la créature, nous étions parvenus dans la proximité d’un Ouvert et Libre. Et en dernier lieu dans la proximité de l’utopie. La poésie, Mesdames et Messieurs - : cette parole qui recueille l’infini là où n’arrivent que du mortel et du pour rien. »[8]
La Dinglichkeit du langage, « l’écho de chose » contenu dans les mots, tel que Celan en parle,
cet écho qui résonne avec force dans le texte de Büchner, est ce que nous essayerons de
laisser entendre à l’attention du spectateur. Ce lieu de l’Ouvert et Libre, dans la « proximité
de l’utopie », on voudrait qu’un instant, « au tournant du souffle » il puisse être celui du
théâtre.
Notes
[1] Article et note d’intentions de Jean Jourdheuil dans la revue Travail théâtral n°16, 1974, et critique du spectacle par Bernard Dort « Un objet nommé Woyzeck » dans Théâtre en jeu.
[2] Dossier de presse sur la mise en scène de Christophe Perton, 2004.
[3] Préface de Jean-Christophe Bailly aux éditions des fragments chez l’Arche et article sur la mise en scène de François Tanguy dans la revue Théâtre/Public n°98.
[4] Georg Lukacs, « La falsification fasciste et la réalité effective de Georg Büchner, dans la revue Europe n°952-953.
[5] « Sur la concept d’histoire », Walter Benjamin, OEuvres III, Gallimard, 2000.
[6] Point de fraternité, article de Guy Lérès.
[7] Lenz, Georg Büchner, trad. Irène Bonnaud.
[8] Le Méridien, Paul Celan, trad. Jean Launay.
Marie Lamachère
septembre 2009
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