theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « La Tempesta »

La Tempesta

mise en scène Alessandro Serra

: Entretien avec Alessandro Serra

Propos recueillis par Marie Lobrichon

Comment définiriez-vous votre théâtre ?


Alessandro Serra : Deux mots me viennent à l’esprit : art et populaire. Je choisis toujours des œuvres qui parlent du présent, précisément parce qu’elles contiennent les archétypes et les structures qui régissent les sentiments humains depuis toujours. C’est pourquoi William Shakespeare est un auteur que j’aime particulièrement. Il est le seul à manifester sur scène toutes les émotions qui gouvernent les relations entre les êtres humains. Il l’a fait d’une manière sublime, et surtout, en employant des techniques rudimentaires – cet aspect animal, comique, parfois même vulgaire auquel n’importe quel spectateur peut avoir accès. Pour autant, à l’intérieur du même texte et parfois même de la même phrase, il peut y avoir plusieurs niveaux de compréhension, jusqu’à un niveau de la plus haute spiritualité. Un autre aspect de mon travail, et qui compte beaucoup pour moi : il concerne le retour aux origines de notre métier, vers son aspect dionysiaque, chamanique. C’est ce qui m’a amené à rencontrer le travail de Jerzy Grotowski – une découverte fulgurante à la suite de quoi, durant quelques années, j’ai cessé d’employer la parole dans mes créations. Puis je l’ai retrouvée, comme si une purification s’était opérée, par un vœu de silence. D’abord conceptuelle, puis sonore, la parole dévoile enfin son niveau le plus secret, presque oublié aujourd’hui, celui du mantra : elle devient alors une réalité magique. Il y a aussi de cela, chez William Shakespeare.


Pour ce projet, vous avez adapté et traduit vous-même La Tempête. Comment avez-vous travaillé ce texte, et qu’y avez-vous découvert ?


Comme chaque fois que j’aborde un grand auteur, j’ai d’abord passé de nombreux mois à étudier le texte, en essayant de respecter de manière presque obsessionnelle chacune de ses indications. Chez William Shakespeare, il n’y a pour ainsi dire pas de didascalies, toutes les clefs de lecture sont à chercher à l’intérieur même du texte. Je l’ai donc décortiqué, afin de le connaître parfaitement et de me défaire des lieux communs. Ce n’est qu’après que j’y ai fait des coupes, mais toujours avec l’idée que tout ce que j’enlevais serait par ailleurs présent dans le spectacle, sous une autre forme. J’ai aussi cherché ce que Jean-Claude Carrière et Peter Brook appellent les « mots rayonnants », à partir desquels se déploient les sens profonds du texte. Et je me suis rendu compte que le plus important de tous était le mot amazement. Il décrit un état de stupeur, en apparence produit par la magie de Prospero, mais qui est en réalité une forme d’extase endémique à cette île et qui enveloppe les personnages dès qu’ils y posent le pied. Accéder à cet état provoque des visions. Les personnages se mettent à percevoir la réalité différemment, selon la condition dans laquelle se trouve leur âme : les créatures à l’âme noble voient le beau – une île luxuriante –, tandis que celles à l’âme noire voient la laideur – une terre aride. Or c’est cela qui m’intéresse, non pas le texte lui-même, mais les images qui se trouvent derrière lui. Et selon moi, cet état d’extase est précisément ce que nous espérons communiquer au spectateur : que chacun perçoive les images, passées par le filtre de son âme. Le noir en tant que tel n’existe pas, il est dans la perception de celui qui le regarde. Le théâtre nous tend un miroir, et nous n’y voyons que ce que nous sommes et ce que nous connaissons.


La magie occupe une place importante dans La Tempête ; que signifie-t-elle pour vous, et de quoi est-elle porteuse?


La magie, dans La Tempête, est d’abord celle du théâtre. C’est par hasard que j’ai relu cette pièce lors du confinement, et je me suis alors rendu compte qu’elle parlait au présent, de cette force surnaturelle du rite du théâtre dont les êtres humains continuent à ressentir le besoin. La Tempête est un hommage au théâtre, rendu avec les moyens du théâtre, et qui prend toute sa force dans un moment historique où nous avons couru le risque de ne plus le retrouver. Prospero n’est pas un être spirituel comme peut l’être Ariel, mais un très bon metteur en scène qui crée de la magie par les moyens de la technique. Les références aux artefacts du théâtre sont continuelles, et on peut dire que tout est métathéâtral dans cette pièce. Et pourtant, le mystère s’approfondit, et se laisse entrevoir de temps en temps sur scène... il faut le séduire, le manipuler en quelque sorte. La Tempête est une œuvre extraordinaire, parce qu’elle montre comment il est possible d’accéder à des niveaux plus subtils de compréhension en passant par les subterfuges les plus rudimentaires : quelques costumes, des dialogues, une histoire...


À quelle compréhension du monde – ou pour le dire autrement, à quelle transcendance – La Tempête nous invite-t-elle à accéder ?


Lors des répétitions, j’ai pris pleinement conscience de la dimension politique de cette œuvre. La question du pouvoir est au centre – celui qu’on souhaite conquérir, qu’on perd, qu’on usurpe. Dans le rapport entretenu par les naufragés avec Caliban : on peut voir un écho direct à la violence d’une culture hégémonique vis-à-vis d’une culture indigène, perçue comme subalterne. Alors qu’il est initialement décrit comme proche et respectueux de la nature, Caliban se voit dépossédé par Prospero qui le réduit en esclavage – exactement comme les Occidentaux ont fait dans les colonies. Le génie de William Shakespeare est d’avoir su dire cela, alors même qu’il n’avait pas connaissance de cette réalité ; et il le donne à voir dans la matière même du texte : alors que Caliban parlait en vers, quand on le fait boire il se met à parler en prose. La beauté du langage part en miettes. Et pourtant, c’est sur le pardon que se termine La Tempête. Prospero, qui n’a rien de transcendantal mais détient la technique et la connaissance pour dominer le surnaturel, pardonne à ses ennemis. Tout dans cette œuvre n’est qu’un artifice de théâtre ; mais c’est par cet artifice qu’il est possible d’attirer à soi le surnaturel. Et l’effet de cette force, sur un être humain tel que Prospero, se manifeste dans une dynamique toute transcendantale : l’apprentissage de la compassion.


  • Propos recueillis par Marie Lobrichon
imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.