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Ténèbres

+ d'infos sur le texte de Henning Mankell traduit par Terje Sinding
mise en scène Bouchra Ezzahir

: Dramaturgie et mise en scène

1. PERSONNAGES, ACTEURS, TERRITOIRES


Il faut savoir que tout dans l’univers est une lutte, la justice est un conflit, et tout devenir est déterminé par la discorde.
Héraclite, Tragédie et philosophie


  • La fille :
  • Il faut que je dise à quelqu’un que j’existe…

Entrer dans Ténèbres est en soi un voyage. On entre dans le quotidien d’un père et sa fille, il lit le journal, elle est allée faire les courses comme tous les jours, à la même heure, en prenant le même chemin. Elle est la seule à sortir de l’appartement, la seule à prendre le risque du contact avec l’extérieur.
Seulement, ce quotidien tranquille qu’ils essaient de maintenir jusqu’au bout est sans cesse parasité par les mensonges, les doutes et les angoisses qu’ils essaient de dissimuler.
Ce qui est en jeu pour les personnages et donc les acteurs, ce n’est pas ce qui est dit ou fait, mais le manque, les angoisses qui les font parler et agir.
Ici, le langage sert à voiler la situation, à la nier.


Les personnages jouent plusieurs rôles qui vont évoluer avec eux au cours de cette nuit, que se soient les membres absents de leur petite cellule familiale qu’ils invoquent, ou des scènes du passé qu’ils rejouent malgré eux, comme l’absurde pseudo interrogatoire de police que doit subir la fille suite à son retard.


  • Le père :
  • …Pourquoi as tu été si longue ?
  • La fille :
  • Le bus était en retard.
  • Le père :
  • Ca n’explique pas tout. Tu n’as vu personne ?
  • La fille :
  • Personne.
  • Le père :
  • Tu es retournée combien de fois jusqu’à l’arrêt de bus ?
  • La fille :
  • Quatre fois. Exactement comme on avait dit. Je fais toujours ce que tu dis.
  • Le père :
  • Et il n’y avait personne ?
  • La fille :
  • J’ai vu un homme avec un chien.
  • Le père :
  • Il venait d’où ?
  • La fille :
  • De la tour.
  • Le père :
  • Qu’est ce qu’il faisait ? ...
  • Le père :
  • Il t ‘as vue ?
  • La fille :
  • Je ne sais pas.
  • Le père :
  • Mais tu n’as vu personne dans la cage d’escalier ?
  • La fille :
  • Personne.
  • Le père :
  • Il faut que tu sois prudente.
  • La fille :
  • Oui.

Ils sont tous deux victimes de leur imaginaire : Le père n’a plus de contact avec l’extérieur, il lapide sa fille par ses paroles, mensonges, images paranoïaques.
Elle trouve son salut à l’extérieur, dans la rue où elle rencontre des hommes et des femmes, réels où sortis tout droit de son imagination, mais qui sont pour elle des lueurs d’espoir. La pièce est un grand mouvement, une traversée de la nuit, avec une seule ellipse temporelle, sans acte ni scène.
Leurs tentatives d’échanges et de communication sont vaines car ils n’osent pas affronter la réalité. La fille se met au diapason de son père et de ses fantasmes mais elle finit toujours par casser les dialogues absurdes dans lesquels ils s’enlisent pour tenter de le ramener à la réalité.
Par exemple, c’est elle qui met fin au dialogue ci-dessus :


  • La fille :
  • Il faudrait que tu sortes. Voilà ce qu’il faudrait.

Dans la première partie, la fille est encore une adolescente qui ne remet pas encore en question l’autorité de son père. Elle ne relève pas ses contradictions, elle est innocente et docile, c’est en tout cas ce qu’il a toujours attendu d’elle. Elle entre donc dans son jeu sans le contrarier. Elle prend la parole et répond à ses questions avec douceur et précaution, comme la petite Lucy du Lys Brisé (film de D.W. Griffith, 1919) que son tortionnaire de père oblige à sourire après l’avoir humiliée.
Elle est une sorte de pantin qui va petit à petit se désarticuler et se rebeller contre son manipulateur.


Le père s’accroche au quotidien, il tente de garder la tête haute, il ne sort plus et sa fille est le seul lien qui lui reste avec le monde extérieur. Il n’existe plus que par le langage, mais un langage sans la raison pour le soutenir, une parole qui le dépasse, qu’il ne contrôle plus. Il est en perpétuelle contradiction, plus à l’écoute de ses émotions, de ses peurs. Il entend des voix, des bruits, il se sent persécuté.
Il a un rapport ambigu au passé, une fascination morbide pour le sort que les autres ont subit et auquel il a échappé. En racontant avec enthousiasme, ces épisodes de torture à sa fille, il essaie de la convaincre qu’il a fait le bon choix en quittant leur pays. Il ne sait même plus où il va : Australie ? Canada ? Iran ? Il ne veut pas savoir où il se trouve.


Qu’il est doux de perdre la conscience de ses malheurs
OEdipe roi


Dans la deuxième partie, après le repas, survient un évènement qui va faire basculer la pièce. Jusque-là ils se sentaient en sécurité à l’intérieur de cet appartement, désormais ils sont un danger l’un pour l’autre.


  • Le père :
  • …Il y a quelque chose que j’aimerais.
  • La fille :
  • Quoi ?
  • Le père :
  • Que tu souffles dans mon oreille.
  • La fille :
  • Pourquoi ?
  • Le père :
  • Ta mère avait l’habitude de le faire. Le soir. Avant que je m’endorme.
  • La fille :
  • Je ne sais pas si je peux faire ça.
  • Le père :
  • Ce n’est pas dangereux.

La confusion mentale et la frustration sexuelle du père font naître chez lui des désirs incestueux. La fille devient une femme d’abord dans le regard de son père, ils sont coupés du monde, la mère n’est plus là pour protéger sa fille du désir paternel. Elle s’est coupé les cheveux, qui sont comme ceux de sa mère, et dont la symbolique sexuelle est très forte chez les orientaux, pour, inconsciemment, échapper au désir de son père.
Elle est une adolescente dans la première partie, elle deviendra une femme.


Elle prend conscience de sa force face à son père, il est perdu, elle ne croit plus en lui : son regard change, sa façon de communiquer avec lui aussi.
Cet exil va lui permettre de s’affranchir de la domination de son père, non seulement parce qu’elle sent que c’est possible dans le pays dans lequel elle se trouve, mais aussi parce qu’elle sent qu’il s’affaiblit (il n’a pas pu sauver sa mère, elle se rend compte de tous ses mensonges). Elle ne voit plus en lui qu’un petit enfant perdu. Elle va devenir son guide comme Antigone guide OEdipe qui s’est crevé les yeux.
Dans ce cas précis, le père est aveuglé, comme OEdipe, mais c’est un aveuglement inconscient, il ne veut plus voir le monde et il est aveuglé par sa folie. J’ai relevé de nombreux parallèles entre les deux héros des tragédies du cycle thébain et ceux de Ténèbres : OEdipe et Antigone sont à la fois père et fille, et frère et soeur, OEdipe est banni et décide de mener une vie errante accompagné de sa fille, il entend des voix, les Erinyes, déesses de la vengeance…


Les personnages se sont construit des masques au fil du temps, on les retrouve au moment où, seuls, ils vont épuiser les ressources de ce simulacre social et se retrouver dans un face à face mortifère et absurde.
Le texte de Mankell est équivoque, complexe tant il offre de niveaux de lecture.
Les émotions qu’il provoque, à chaque lecture, sont ambiguës. Les personnages sont touchants et grotesques à la fois.


Les émotions doivent rester ouvertes, comme glissant sur une mer tantôt calme tantôt agitée, et qui nous ferait aller du rire aux larmes, plutôt que d’imposer au spectateur des moments d’émotions fermés, captivants.
Nous tenterons de traduire les débordements de la parole du père, de lui donner chair en s’appuyant sur le texte et son rythme, en l’invitant à habiter ce corps meurtri, épuisé mais vif comme l’animal traqué lorsqu’il se sent en danger.


Une parole sur productive qui tente d’échapper aux intrusions de pensées déconnectées de la réalité.
Une parole détachée de l’émotion qu’elle devrait naturellement laisser échapper.


Une parole autoritaire et joyeuse pour dissimuler les doutes et les angoisses.


Face à lui, un être en captivité qui lutte entre l’amour inconditionnel et le dégoût que lui inspire son père.
Elle va remettre en question, en jeu, toute la structure construite au fil du temps. Elle n’est qu’une marionnette à la merci des besoins de son créateur quand la pièce commence, dans son corps, dans sa façon de s’exprimer, elle doit permettre l’équilibre du duo en s’effaçant, physiquement et vocalement.


Comme pour le rôle du père, il faudra se laisser guider par le texte, pour laisser venir la vérité qui habite cet être et assister à son épanouissement, à son douloureux accouchement et surtout à la perte de son innocence. Ce n’est qu’en renversant la situation et en usant des mêmes armes que son père qu’elle arrivera à ses fins. On assistera alors à une affirmation, une prise de pouvoir au niveau du corps et de la prise de parole : l’espace de jeu à présent lui appartient.


  • La fille :
  • Tais-toi enfin ! Tais-toi ! Si tu ne veux pas te taire, mes ongles vont cesser de pousser.
  • Tu parles tellement que mon corps refuse de fonctionner.
  • Mon sang jaillit à n’importe quel moment, ça n’a plus rien de régulier
  • (…) J’ai l’impression de ressentir quelque chose, tu te rends compte, j’ai le sentiment d’exister, de ne plus être enfermée, et pourtant ça me paraît insensé qu’on puisse se sentir libre alors qu’on est au fond d’une caverne et qu’on n’existe pas. (…) Si tu veux qu’on s’en sorte avec dignité, comme tu dis, tu dois me laisser faire. Si tu veux qu’on quitte cette caverne, il faut faire comme je dis…

2. SCENOGRAPHIE ET LUMIERES


Nous avons décidé de concevoir un espace neutre, un appartement qui ne ressemble en rien a un refuge pour sans papiers, pour permettre au spectateur de mettre ponctuellement de coté l’idée que le conflit auquel les personnages sont confronté, se limite au seul contexte d’immigrants perdus dans une ville inconnue, et a leurs origines culturelles.
D’autres éléments (le texte, les images, la musique…) soulignent ces spécificités auxquelles je souhaite apporter un regard plus personnel.


Deux écrans, supports aux différentes projections d’images qui soit enveloppent les personnages (l’Histoire collective) soit sont délimitées par l’écran (l’histoire personnelle, l’intime)


Pas de confort, de possibilités d’appui contre les murs fragiles pour les acteurs.


Une table, pour le repas (intimité, détente), qui deviendrait une table/bureau, derrière laquelle pourrait s’assoir le père pour interroger sa fille a la manière d’un commissaire de police ou d’un fonctionnaire administratif.


Dans la deuxième partie, après l’unique ellipse de la pièce, un nouvel espace, au centre, ouvert et illimité vient remplacer la porte de la chambre du père. Espace indéfini, trou noir qui prend la place de la chambre du père, lieu du repos. Les ténèbres, enfin, vers lesquelles la fille va empêcher son père de s’enfoncer.


Les rétro projections vidéo:


Un premier projecteur dirigé sur l’écran “chambre de la fille”, qui représente pour nous le lieu de l’intime, écran que nous utiliserons aussi comme toile derrière laquelle on devine la fille en ombre chinoise lorsqu’elle se trouve dans sa chambre: souvenirs, images du passe des personnages, (évocations de leur vie d'avant). Apparition de l’ombre de la mère, présence fantomatique, qui apparaitrait ponctuellement pendant tout le spectacle, observatrice impuissante assistant à la détresse de sa fille et de son époux.


Un deuxième projecteur dirigé sur le deuxième écran “cuisine”, images impersonnelles, fantasmes, dans lesquelles sont intégrés les personnages, (mer agitée, scènes de foule et circulation chaotique des métropoles du Moyen Orient, déambulations de l’ombre de la mère observatrice…).


Dans un premier temps, notre objectif est de rapporter des images (et sons) du Liban et de Syrie, et des images d’archives plus ou moins récentes d’actualités, images évocants le destin individuel des personnages mis en parallèle avec l’Histoire collective. Mais aussi, de réaliser, avec une comédienne et une petite fille de 9 ans, plusieurs petits films, souvenirs du passé de la mère et la fille, et images de la présence fantomatique de la mère morte. (En extérieur et studio)


Dans un deuxième temps, à Bruxelles, nous travaillerons avec les comédiens sur des actions telles que leurs rituels quotidiens, répétitions de gestes identiques jours après jours,…projections de leur ombre démultipliée, superposition des silhouettes, confusion entre les corps présents sur le plateau et les corps projetés, déformés.
Présence des corps virtuels de la mère, et de personnages du passé.
Elaboration de la lumière en tenant compte de l’évolution mentale et spatiale des personnages : Elle sort des ténèbres, de la soumission à son père, de l’enfance et prend le risque de devenir une femme adulte et responsable. Il s’enfonce dans la nuit, perd conscience, et redevient un enfant.


Cette partie du travail vidéo est encore à préciser à partir des expérimentations sur la lumière, le mouvement etc…


Ces images (comme la musique et les sons) devront bien entendu venir soutenir plutôt qu’illustrer notre propos, être ponctuelles et s’intégrer harmonieusement à la partition et à l’ensemble du projet.


De nombreuses décisions seront prises pendant le temps des répétitions avec les comédiens.


Notre objectif, à travers cette “matière” sonore et visuelle est de donner une place à l’inconscient des personnages, aux fantasmes, souvenirs refoulés, à ce qu’ils ont vu et laissé derrière eux.

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