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: Entretien avec le Collectif Marthe

Propos recueillis par Aurélien Péroumal

Votre spectacle puise sa réflexion dans l’ouvrage Se défendre, une philosophie de la violence, d’Elsa Dorlin. À l’instar de la philosophe, vous dressez une fresque de ce qu’a pu être l’autodéfense à travers les époques, des Suffragettes aux Black Panthers. Par quels moyens s’opèrent ces changements d’espace et de temps ?


Effectivement, cet ouvrage d’Elsa Dorlin a été le point de départ de notre nouvelle création. Dans son livre, elle dresse une généalogie de l’autodéfense en prenant appui sur différentes luttes politiques et périodes historiques, allant des suffragettes pratiquant le jujitsu au Black Panther Party for self-defense en passant par les juifs du ghetto de Varsovie. Le récit constellaire qu’elle nous livre, tout en reliant différentes résistances minoritaires, nous a permis de créer des allers-retours entre « l’aujourd’hui et maintenant » d’une part et la grande Histoire d’autre part.


Pour créer nos spectacles, nous aimons nous appuyer sur des livres qui nous content une autre narration que celle apprise à l’école : une histoire plus secrète, une sorte de contre-narration des grands récits historiques. Aujourd’hui, il y a une forme d’hégémonie culturelle et structurelle, combattue par différents courants de pensée qui nous animent dans notre désir de créer des pièces. Nous avons donc puisé dans Se défendre, certains concepts que nous avons tenté de traduire, de rendre lisible au plateau. Si Se défendre est notre ouvrage de référence, nous avons également puisé dans de nombreux autres textes, essais et émissions radio qui traitent de la question de la représentation des femmes violentes ou de leur invisibilisation au cours de l’histoire. Il fallait également faire des choix dans la matière du livre d’Elsa Dorlin qui est très dense, et nous avons décidé de nous concentrer essentiellement sur l’autodéfense féministe.


Votre précédente création, Le Monde renversé, a vu le jour dans un contexte social marqué par l’avènement du mouvement social #Metoo, encourageant la prise de parole des femmes. Trois ans plus tard, Tiens ta garde apparaît à un moment de mobilisation active avec, entre autre, l’apparition de collectifs de Colleuses. Quel espace aspirez-vous à occuper avec le théâtre, qui est votre forme d’engagement ?


Notre collectif est né dans le bouillonnement que nous connaissons actuellement, empreint d’une forte « visibilisation » des luttes féministes. Beaucoup d’écrits féministes importants de la deuxième vague des années 70 sont réédités aujourd’hui, complétés, réinterrogés et se diffusent à nouveau largement en contribuant à cette nouvelle émulation. Le mouvement #Metoo a en effet permis à la parole des femmes de se libérer et à remettre en cause le système patriarcal. Il y a aussi tout l’apport théorique des luttes afro-féministes et queer qui viennent aujourd’hui irriguer les luttes féministes. À notre endroit, il y a donc toutes ces découvertes, ces livres et ces podcasts qui nous ont énormément touchées, bousculées et qui nous ont aussi donné l’envie d’en découdre : de contribuer à la lutte en cours. Le théâtre étant le lieu privilégié de la représentation, il nous paraissait important de faire parvenir ces nouveaux récits au public, de travailler et de déconstruire les stéréotypes de genre. Il s’agissait également de trouver une adéquation entre ce que nous traversions intimement et le théâtre que nous voulions créer. S’il y a bien un héritage important du féminisme, c’est la devise : l’intime est politique. Il s’agit pour nous de créer des spectacles où nous tentons d’entremêler ces deux notions pour montrer comment les corps sont traversés par du politique et inversement.


La littérature théâtrale est pleine de femmes coupables, tentatrices, pécheresses, sorcières, de femmes de second plan ou de soubrettes guillerettes. Nous pensons qu’il est nécessaire d‘y voir désormais des femmes qui s’organisent, sans hommes, traversées d’intensités, de puissance d’agir voire de violence, tout comme il est vital de montrer et d’éprouver de la sororité au plateau. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est la transversalité qui existe entre les pratiques : l’onde de choc du mouvement #Metoo s’est propagée dans toutes les sphères de la société et influence notre manière de créer aujourd’hui. La question du male gaze, par exemple, touche tout autant la peinture, le cinéma que le théâtre. Et sa neutralisation décuple les possibilités de donner à entendre et à voir d’autres types de récits, d’amours, d’expériences de vie, etc.


Pour ce spectacle, vous avez collaboré avec Élodie Asorin, professeure de Wing Chun, un art martial ancien qui aurait été mis en circulation par deux femmes. Comment cette pratique a-t-elle influencé le jeu des comédiennes, à travers la notion de « corps ici et maintenant » ?


La rencontre avec Élodie Asorin (qui donne également des ateliers d’autodéfense féministe) a été déterminante lors de la construction du projet. Nous voulions créer un lien entre les théories que nous étions en train d’arpenter et la pratique concrète. En nous transmettant les bases de cet art martial, Élodie nous donnait également à toutes un espace pour faire le point sur nos perceptions intimes de nos propres corps, sur ce que nous nous racontons de nous-même (par exemple, l’impression d’être frêle, petite, tétanisée par la violence, d’être une proie potentielle, de ne pas pouvoir riposter). Des questions métaphysiques étaient travaillées directement par les corps : comment, en tant que femmes, occupe-t-on l’espace quand nos imaginaires de petites filles ont surtout été construits par des récits de princesses qui attendent aux fenêtres le retour du héros ; quand on a intériorisé des postures, de politesse, de gentillesse, de douceur ? C’est ce que nous nous appliquions à déconstruire en passant par le corps. Au fur et à mesure des ateliers, nous avons pris confiance en notre capacité de résistance. Nous avons appris à travailler l’effort, la fuite, l’ancrage, le poids, l’élaboration de différentes tactiques. Il y a aussi le fait que, dans ce type d’atelier non-mixte, le travail se base entièrement sur la confiance, le respect mutuel, et non sur la compétition ou la prouesse.


L’action se déroule dans un décor mobile figurant – selon sa configuration – tantôt une salle d’armes datant de 1886, tantôt une rue ou encore une boutique squattée. Comment vous en imprégnez-vous pour construire la dramaturgie de votre spectacle ?


Notre premier spectacle, Le monde renversé, présentait une scénographie très dépouillée. Il s’agissait d’assumer, dès le début de la pièce, le théâtre dans tout ce qu’il a de plus matériel : un plateau dépouillé, des costumes, des changements à vue et une fiction qui n’était délivrée que par l’énergie du jeu. Pour cette pièce, nous avions envie de créer un récit plus trouble et plus opaque qui assumerait une fiction. Au cours des discussions avec notre scénographe Emma Depoid, est apparue l’hypothèse de construire un espace unique d’inspiration réaliste, ce qui allait presque a contrario de notre manière de construire nos spectacles, qui s’envisage par fragments, par mélanges d’époques et de genres. L’idée étant que cet espace unique – une ancienne salle d’armes – explose à l’épreuve de la représentation et se déconstruise au fur et à mesure que le récit avance. Ce lieu, assez hostile, froid et austère va être investi par quatre femmes qui se rencontrent le temps d’un stage d’autodéfense féministe de quelques jour La salle d’armes permet un contraste assez fort entre un espace désuet réservé aux hommes d’une part et la modernité des quatre héroïnes de la pièce d’autre part. Au départ, elles semblent flotter et ne pas être à leur place dans cet espace fossilisé. Pourtant, au fur et à mesure de la représentation, elles expérimentent et s’approprient ses failles, ses cachettes, jusqu’à repousser littéralement les murs pour se faire une place. Nous aimons jouer sur l’illusion que nous utilisons un décor de théâtre à l’ancienne ainsi qu’un quatrième mur pour créer un récit théâtral classique, alors que ce n’est en réalité pas le cas : très vite, cette idée est mise à mal par la multiplicité des récits et des histoires qui s’entrecroisent et se télescopent.


La dérision est très présente, au point de se fondre avec le propos de votre spectacle. Dans quelle mesure l’humour – qui permet de prendre du recul pour aborder le sujet que vous traitez – est-il un préalable au travail d’écriture de votre collectif ?


L’humour est en effet présent dans nos spectacles. Ce n’est pas toujours volontaire, tant il s’agit parfois de hasards et d’une manière que nous avons d’être ensemble, de nous amuser en jouant. Cela vient beaucoup de là, du plaisir que nous avons à nous faire rire, à nous entraîner là-dedans. C’est ce qui nous a poussées à travailler ensemble. Mais c’est aussi une manière de nous réapproprier des formes ancestrales de théâtre comme la farce ou le burlesque. Nous voulons traiter de sujets graves, sérieux et théoriques tout en y insufflant de la dérision, ce qui nous permet de créer une sorte d’étrangeté à la Brecht. Le rire nous permet de ne pas rentrer dans un jeu psychologisant, de ne pas être dans une linéarité du récit. Nous essayons de créer un frottement entre des situations dramatiques et un jeu loufoque qui doit permettre aux spectateurs·trices d’avoir la puce à l’oreille, de réfléchir à ce qui est dit, à ce qui est montré. En revanche, nous ne voulons pas créer un rire complaisant pour éviter que les spectateurs·trices se sentent trop confortablement assis·e·s dans leurs sièges. Nous croyons que le rire est aussi ce qui permet un accès plus direct à la pensée. D’une certaine manière, nous sommes dans une démarche de vulgarisation de la pensée. Nous cherchons à la rendre palpable par la chair, par une certaine forme de délire et de trop plein au plateau. C’est ce qui nous permet de toucher les plus jeunes, de les emmener avec nous. Ce qui nous porte, c’est aussi d’imaginer qu’en sortant de la salle de spectacle, les personnes du public aient l’envie d’aller ouvrir les livres qui nous ont émues, transportées. E


  • Propos recueillis par Aurélien Péroumal, octobre 2020
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