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Stop the Tempo

mise en scène Caroline Mounier

: Entretien avec Caroline Mounier

Un monde qui s’emballe et qui va trop vite

Yannic Mancel : Vous êtes une ancienne élève de l’EPSAD – première promotion. Vous avez ensuite pendant quatre ans appartenu au collectif d’acteurs du Théâtre du Nord. On vous y vue entre autres dans Dommage qu’elle soit une putain, Alice et cetera, Mary Stuart… Vous avez également été l’assistante à la mise en scène de Gloria Paris pour Les Amoureux.
Dans quel contexte avez-vous donc découvert cette pièce ?


Caroline Mounier : A l’issue de notre troisième année de contrat comme acteurs permanents du Théâtre du Nord, nous nous sommes retrouvés en fin de saison dégagés des spectacles pour lesquels nous avions été engagés à l’année. Ainsi est née l’idée des Chantiers d’acteurs que s’est prolongée l’année suivante par l’exploration, à l’initiative de Jonathan Heckel, des répertoires tragiques latins et notamment des œuvres de Sénèque. J’étais quant à moi immédiatement attirée par les écritures contemporaines d’Europe de l’Est. Or cette période de mai-juin 2009 correspondait à la programmation au Théâtre du Nord du Festival « Vents d’Est », lui-même inscrit dans la manifestation « Europe XXL » de Lille 3000.
Je me suis donc précipitée dans les librairies, pas toujours satisfaite de ce que je lisais, jusqu’au jour où un certain Yannic Mancel m’a conseillé de lire Stop the tempo !


Yannic Mancel : Laurent Muhleisen avait en effet, dans le cadre du comité de lecture de la Maison Antoine-Vitez – Centre international de traduction théâtrale –, attiré mon attention sur cette pièce et conforté mon enthousiasme à la lecture des dix premières pages de traduction que contenait le dossier.


Caroline Mounier : Par coïncidence, Gianina Cãrbunariu est une auteur roumaine qui a exactement le même âge que moi. Je me suis aussitôt identifiée à elle et à son écriture. Sa pièce est pour moi le révélateur d’une génération, la nôtre, et si elle est assurément ancrée dans une histoire et un contexte économique et politique qui sont ceux de la Roumanie, elle incarne aussi toutes les jeunesses du monde, pour peu qu’elles soient confrontées à l’explosion débridée d’un capitalisme sauvage et totalement déréglé. Par cela, elle accède à l’universel.


Yannic Mancel : Comment en résumeriez-vous la fable ?


Caroline Mounier : C’est l’histoire de trois jeunes gens, deux filles et un garçon qui, dans la Roumanie de l’après-Ceaucescu confrontée sans y être préparée à l’économie et à l’idéologie néo-libérales, s’adonnent d’abord par jeu puis par addiction à une sorte d’action terroriste qui consiste à couper l’électricité – donc aussi la lumière, dans des lieux publics de rassemblement collectif : centres commerciaux, cinémas, salles de spectacles, boîtes de nuit… Le message est très sommaire, il se réduit à un signal : dans un monde qui s’emballe et qui va trop vite, serrons le frein, mettons le hola, prenons le temps de réfléchir, bloquons tout pour dire non et voir quel effet cela va produire… Dans leur désespoir et leur désœuvrement, sans savoir précisément pourquoi ils agissent ainsi, ils n’ont rien à proposer de constructif ni de concret pour s’opposer à ce monde qui ne leur plaît pas plus qu’il ne leur convient. Bien plus qu’un témoignage conjoncturel sur l’état de la jeunesse dans les pays dits de l’Est, il y a là, c’est mon sentiment, une sorte de syndrome générationnel à l’échelle planétaire : conscients jusqu’au mal-être, voire à la souffrance, que le système qui les domine et dans lequel ils vivent est pourri, ces jeunes gens n’ont à opposer que leur impuissance. De cette contradiction naît le tragique de leur situation.
Partis d’un jeu, ils finissent par se prendre au sérieux, on parle d’eux dans les journaux. D’anonymes, ils acquièrent soudain une existence et une importance. Entraînés dans une sorte de spirale ou d’engrenage, le piège va très vite se refermer sur eux…


Yannic Mancel : De quoi sont-ils le plus malades : de l’héritage de la dictature de fer des Ceaucescu ou de l’irruption soudaine d’un capitalisme incontrôlable ?


Caroline Mounier : Des deux. Du contraste brutal entre les deux. Là où l’Europe occidentale a mis, avec des avancées et des reculs, plus de quatre siècles à inventer les démocraties libérales et la régulation du capitalisme, les pays de l’Est quant à eux sont passés en moins d’une décennie des modèles staliniens les plus sévères ou les plus extravagants à une liberté d’entreprendre dans laquelle se sont engouffrées toutes les initiatives les plus mafieuses et les plus corrompues.


Yannic Mancel : Ces trois personnages forment-ils plutôt un trio choral ou sont-ils des protagonistes fortement individués ?


Caroline Mounier : C’est la choralité de l’écriture et de la situation qui m’a le plus intéressée, avec cette espèce de dérive épique à trois voix qui prend parfois des allures de road movie et dont l’unité de lieu pourrait être l’habitacle d’une voiture. Mais il s’agit d’une choralité paradoxale puisqu’on a presque toujours le sentiment qu’il s’agit de trois monologues juxtaposés et fragmentés, que les personnages ne dialoguent presque jamais entre eux, comme si, dans cette société décomposée, l’individu, le narcissisme et les egos avaient définitivement pris le pas sur le collectif et le vivre ensemble.


Yannic Mancel : On peut pourtant les distinguer ?


Caroline Mounier : Oui, Paula (Mounya Boudiaf) est une lesbienne qui travaille dans la pub. C’est une meneuse. Elle ne se laisse pas faire. C’est elle qui, la première, a l’idée d’aller couper le courant. Rolando (Jonathan Heckel) n’a pour projet que de faire l’amour avec les deux filles. C’est un DJ sourd ( !) qui vit de l’argent que lui envoie son père. Maria (Chloé André) enchaîne les petits boulots pour subvenir aux besoins de sa famille, pour leur payer tout l’électroménager et tout l’équipement audiovisuel dernier cri vanté par les pubs à la télé. Par ailleurs, elle enchaîne aussi les déboires amoureux avec des gynécologues qui ne viennent pas aux rendez-vous…


Yannic Mancel : « Couper l’électricité », « un DJ sourd », « la recherche de l’amour avec des gynécologues »… Il semble qu’on soit là dans la métaphore ou dans le symbolique. Est-ce que ce niveau d’interprétation a pesé dans le travail au plateau ?


Caroline Mounier : Non, le texte assume déjà tellement ces significations imagées qu’en répétition nous nous sommes posé d’autres questions. Il n’y a guère que dans le travail d’éclairage que nous retrouvons la grande image poétique et métaphorique du texte : les acteurs s’éclairent eux-mêmes à la lampe torche et créent donc en « live » à chaque représentation leur propre éclairage, avant de finir au briquet et à la bougie. C’est aussi une pièce où il y a énormément de son, un son qui nous arrive à travers l’univers acoustique de Rolando, qui a perdu toute la ligne mélodique et ne perçoit plus que les basses et les boum-boum de la techno. Le tout se joue dans une boîte noire éclairée par cette lumière sommaire qui entoure les silhouettes des acteurs d’un aspect fantomatique : le corps de ces morts-vivants n’apparaît jamais en entier, il est toujours morcelé par les découpages lumineux.


Yannic Mancel : Et comment avez-vous traité scéniquement ce « road trip » qui conduit le trio de station en station ?


Caroline Mounier : La voiture est figurée par un cube noir qui en réalité est un caisson de basse d’enceintes acoustiques de boîte de nuit. Les phares sont deux projecteurs de théâtre. Cette voiture, conduite par sa propriétaire, Maria, la seule qui gagne un peu d’argent, est en réalité immobile, elle fait du sur-place, ce qui renforce encore les images dérisoires d’impasse et de vanité développées par la pièce.


Propos recueillis pas Yannic Mancel

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