: Une trajectoire fulgurante
Sombrer, désir de la chute, et l’on tombe toujours à plusieurs, chute multiple, chacun se retient à un autre qui est soi et est la dissolution de soi, et cette retenue est la précipitation même, la fuite panique, la mort hors de la mort.
Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre
Polar déconstruit, Roberto Zucco est l’histoire de
la cavale d’un meurtrier. Comme dans tout bon
polar, il y a une énigme, mais contrairement
au polar habituel, on sait, dès le début, qui est
le tueur, et la déclaration finale de Zucco, « Je
suis le meurtrier de mon père, de ma mère,
d’un inspecteur de police et d’un enfant. Je
suis un tueur », ne fait que reprendre ce qui
a été donné à voir au spectateur. Et l’énigme
devient un mystère, celui du passage à l’acte :
pourquoi Zucco tue-t-il ? C’est ce mystère, qui
demeure, que Koltès donne à voir au spectateur.
Peu avant, Koltès a traduit Conte d’hiver, et
son texte s’étoffe de réminiscences shakespeariennes
: Zucco apparaît aux gardiens comme le
fantôme d’Hamlet, il proteste contre les mots
qu’il « faut arrêter d’enseigner », la soeur est
Ophélie… Mais le modèle s’inverse : si Hamlet
est l’histoire de l’impossibilité mystérieuse de
passer à l’acte, Roberto Zucco est pur passage à
l’acte. Hamlet est un héros paradoxal, impuissant
et dont l’impuissance reste mystérieuse,
Roberto Zucco, double inversé, est un héros
paradoxal, puissant mais dont la puissance
qui se manifeste dans le passage à l’acte reste
mystérieuse, parce qu’immotivée.
Le spectateur n’a pas accès à ce qui pourrait
être l’intériorité du personnage, qui échappe
dès lors à toute psychologie. Il n’a accès qu’à
des discours contradictoires, ceux des autres
personnages, pures fonctions, sur Zucco et de
Zucco sur lui-même : il est « une bête sauvage,
un malade, un cinglé, un fou, un démon, un beau garçon, au regard si doux, un diable, un jeune
à l’esprit bien clair, un agent secret, un ami, un
tueur de flics, si doux, si gentil, un beau gosse,
à l’air timide, un homme de la race de ceux qui
donnent envie de pleurer rien qu’à les regarder,
un drôle de type, un chien, un trouillard, qui ne
laisse à personne le temps de l’aider, un garçon
normal et raisonnable, transparent, un rhinocéros,
quelqu’un qui se fout de la gueule de tout le
monde, Goliath, Samson ». Il n’est rien de cela
et tout à la fois. Il est la somme des discours qui
le prennent pour objet, sans qu’aucun d’entre
eux ne soit vrai.
Contrairement à la tragédie antique ou
classique, tragédie de la parole dans laquelle
les personnages restent statiques, englués
dans un lieu qu’ils ne peuvent quitter, Roberto Zucco est une tragédie de l’action, entièrement
dynamique. Rien n’est déjà accompli, tout a
lieu sous les yeux du spectateur. « Trajectoire
fulgurante », Roberto Zucco est le spectacle de
l’errance d’un homme qui tue, et d’un homme
qui meurt. La pièce fait du personnage un
mythe, selon le voeu de Koltès, mais un mythe
moderne, qui a perdu son schéma explicatif
et dont le sens transparent ne se donne plus
à la communauté. Tragédie moderne d’un
écrivain mourant, la pièce dit quelque chose
de l’impossibilité de rendre raison de la mort
donnée et de la mort reçue, « petit déraillement
» dont le sens se dérobe et que Koltès
s’obstine à figurer.
Benoîte Bureau
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