: Il s'appelait Roberto Succo
Bernard-Marie Koltes :
-C'est encore cette affiche-là, sur le mur, qui est un avis de
recherche pour un assassin. Je l'ai vu dans le métro. Je me suis
renseigné sur son histoire, et je l'ai vécue au jour le jour, jusqu'à
son suicide. Je trouve que c'est une trajectoire d'un héros antique
absolument prodigieuse. Je vais vous raconter l'histoire en quelques
mots. C'était un garçon relativement normal, jusqu'à l'âge de
quinze ans. A quinze ans, il a tué son père et sa mère, il a été
interné. Mais il était tellement normal qu'on l'a libéré, il a même
fait des études à l'université. A vingt-six ans, ça a redémarré. Il a
tué six personnes, dans l'espace d'un mois, puis deux mois de
cavale. Il finit en se suicidant dans l'hôpital psychiatrique, de la
même manière qu'il avait tué son père. Cela s'est vraiment passé
cette année. Et puis, j'ai eu des hasards fabuleux. Un jour, j'ai
ouvert ma télé, et je l'ai vu, il venait d'être arrêté. Il était comme
ça, au milieu des gardiens, et puis il y avait un journaliste qui s'est
approché de lui et lui a posé des questions idiotes, comme on peut
les poser à un criminel. Il répond: « Quand je pense que je pourrais
prendre cinq gardiens dans la main et les écraser. Je ne le fais
pas, uniquement parce que mon seul rêve, c'est la liberté de courir
dans la rue. » Il y a très peu de phrases comme ça de lui, mais
je les garde toutes parce qu'elles sont toutes sublimes. Et, une
demi-heure après, il avait échappé aux mains de ses gardiens. Sur
le toit de la prison, il se déshabillait, et il insultait le monde entier.
Cela ne s'invente pas. Imaginez ça au théâtre? Sur un toit de prison!
Il s'appelait Roberto Succo, et je garde le nom. J'ai voulu le changer
parce que je n'ai jamais fait de pièce sur un fait divers, mais je
ne peux pas changer ce nom. Et puis après, l'idée m'est venue que
le titre de la pièce sera évidemment Roberto Succo. Ainsi, j'aurai
le plaisir de passer dans la rue et de voir sur les affiches le nom
de ce mec.
Die Tageszeintung, 25 novembre 1988
Bernard-Marie Koltes in Une part de ma vie, entretiens (1983-1989),Editions de Minuit
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