Écriture

J'ai d’abord pensé à une situation de spectateur. Puis j’ai écrit pour cette situation. L’écriture s’est étendue sur deux ans.

Cette pièce n’existerait pas si je n’avais pas lu, durant l’été 2009, Compagnie, de Samuel Beckett. Ce fut le moteur de l’écriture.

La configuration-même de la pièce est celle de Compagnie, roman que Beckett écrivit entre 1977 et 1979. J’en emprunte la situation : quelqu’un est couché dans le noir, une voix lui parvient, s’adresse à lui à la deuxième personne, elle s’éloigne, se rapproche, se tait.

Il est important de dire que si Compagnie est ma principale source d’inspiration, Rien voir n’en est pas l’adaptation.

Voix

La voix est immatérielle, elle sort de nulle part. Elle n’appartient à personne. On n’a aucune information sur un éventuel corps dont elle proviendrait. Son identité n’est donc pas identifiable. Elle n’a pas d’histoire. La question de son origine est insoluble.

La voix est une autorité suggestive. Sitôt que le spectateur est couché dans le noir, il devient le personnage à qui s’adresse la voix. Il est dans la fiction, dans le Territoire.

Il y a deux niveaux de fiction, entremêlés :

1. Le Territoire, zone d’anormalité où l’on vit couché, entouré de 999 semblables invisibles, sous l’emprise d’une voix conteuse de suggestions diverses. La vie y est réduite à peu de chose : entendre, attendre, imaginer.

2. Suggérées par la voix, ce sont des variations sur le thème couché dans le noir, qui sont autant de tentatives de résoudre l’énigme.

L’énigme, qui lie les deux niveaux, peut être formulée ainsi : depuis quand et pourquoi es-tu couché dans ce noir, et jusqu’à quand, et quel est ce noir et d’où sort cette voix et que te veut-elle ?

Pour semer le trouble, la voix passe parfois du TU au IL, comme si en parlant du personnage-spectateur on parlait d’un autre. Quelque fois, elle fait même un détour par le JE, comme pour se mettre dans le personnage-spectateur.

Ces Il et ces JE, je les conçois comme des variations du TU.

Thèmes

Rien voir traite de l’incompréhension d’être là, seul, reclus, amnésique. Solitude, réclusion et amnésie comme métaphores possibles de la condition humaine.

À travers le dévoilement final des règles de vie dans le Territoire, l’interminable et irreprésentable fin collective, j’essaie d’évoquer une humanité sans force, désengagée, aveugle, qui, de génération en génération, scie sa branche.

Cependant, ces thématiques sont derrière, entre les lignes. Le texte n’est pas un réquisitoire. Les voix suggèrent, le spectateur choisit la zone et le niveau d’implication de son imaginaire.

La notion de double, de l’autre soi-même, est au centre du propos. Le personnage-spectateur, n’est jamais en entier là où il est. J’essaie de mettre le doigt sur cette sensation : se sentir « être mais sans être là ». Par exemple se sentir immobile alors que son double se déplace, ou l’inverse.

Le Territoire, zone de fiction

Le Territoire est un monde flottant, une zone d’entre-deux, où l’on est soimême et son autre, où l’on est seul et entourés de semblables invisibles.

C’est peut-être un cerveau, ou une conscience, lieu d’oppression et/ou de résistance.

Il n’a pas d’équivalent dans le monde réel, il en est cependant la transposition, sous certains aspect : c’est une zone fermée, avec une temporalité cyclique, où l’obéissance est de mise, où le mouvement-même est soumis à un protocole, où l’on rêve d’être ailleurs. Mais sous d’autres aspects c’est un anti-monde réel : on n’y voit rien, on n’y fait pas de rencontres ou alors imaginaires, on n’y est soumis à aucune obligation de production, on n’y achète rien. Enfin, c’est un espace-temps atemporel, la modernité n’y a apparemment jamais mis le nez.

Le Territoire : vastes archives de potentialités non-advenues, stockées empilées les unes sur les autres. Comme un rebut du possible.