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: La vie des hommes infâmes

Michel Foucault (extrait)

Ce n’est point un livre d’histoire. Le choix qu’on y trouvera n’a pas eu d’autres règles plus importantes que mon goût, mon plaisir, une émotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment, dont j’aurai du mal peut-être à justifier l’intensité maintenant qu’est passé le premier moment de la découverte.


C’est une anthologie d’existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots. Vies brèves, rencontrées au hasard des livres et des documents. (…).Des vies singulières, devenues, par je ne sais quels hasards, d’étranges poèmes, voilà ce que j’ai voulu rassembler en une sorte d’herbier.


L’idée m’en est venue un jour, je crois bien, où je lisais à la Bibliothèque nationale un registre d’internement rédigé au tout début du XVIIIe siècle. (…)


Mathurin Milan, mis à l’hôpital de Charenton le 31 août 1707 :


« Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d’avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdu, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues et de se croire capable des plus grands emplois. »

Jean-Antoine Touzard, mis au château de Bicêtre le 21 avril 1701 :
 « Récollet apostat, séditieux, capable des plus grands crimes, sodomite, athée si l’on peut l’être, c’est un véritable monstre d’abomination qu’il y aurait moins d’inconvénient d’étouffer que de laisser libre »


Je serais embarrassé de dire ce qu’au juste j’ai éprouvé lorsque j’ai lu ces fragments et bien d’autres qui leur étaient semblables.
Sans doute l’une de ces impressions dont on dit qu’elles sont « physiques » comme s’il pouvait y en avoir d’autres.


Et j’avoue que ces nouvelles, surgissant soudain à travers deux siècles et demi de silence, ont secoué en moi plus de fibres que ce qu’on appelle d’ordinaire la littérature (…)
Je n’ai pas cherché à réunir des textes qui seraient, mieux que d’autres fidèles à la réalité, qui mériteraient d’être retenus pour leur valeur représentative, mais des textes qui ont joué un rôle dans ce réel dont ils parlent, et qui en retour se trouvent, quelles que soient leur inexactitude, leur emphase ou leur hypocrisie, traversée par elle : des fragments de discours traînant les fragments d’une réalité dont ils font partie. Ce n’est pas un recueil de portraits qu’on lira ici : ce sont des pièges, des armes, des cris, des gestes, des attitudes, des ruses, des intrigues dont les mots ont été les instruments. Des vies réelles ont été jouées dans ces quelques phrases ; je ne veux pas dire par là qu’elles y ont été figurées, mais que, de fait, leur liberté, leur malheur, leur mort souvent, leur destin en tout cas y ont été pour une part au moins décidés. Ces discours ont réellement croisé des vies ; ces existences ont été effectivement risquées et perdues dans ces mots.


J’ai voulu aussi que ces personnages (…) appartiennent à ces milliards d’existences qui sont destinées à passer sans trace (…) Dans les textes qu’on lira plus loin, l’existence de ces hommes et de ces femmes se ramène exactement à ce qui en a été dit ; de ce qu’ils ont été ou de ce qu’ils ont fait rien ne subsiste, sauf en quelques phrases.


(…) Cette pure existence verbale qui fait de ces malheureux ou de ces scélérats des êtres quasi fictifs, ils la doivent à leur disparition presque exhaustive et à cette chance ou malchance qui a fait survivre, au hasard de documents retrouvés, quelques rares mots qui parlent d’eux ou qu’ils ont eux-mêmes prononcés. (…) De sorte qu’entre ces gens sans importance et nous qui n’en avons pas plus qu’eux, nul rapport de nécessité. Rien ne rendait probable qu’ils surgissent de l’ombre, eux plutôt que d’autres, avec leur vie et leurs malheurs. Amusons-nous, si nous voulons à y voir une revanche : la chance qui permet que ces gens absolument sans gloire surgissent d’au milieu de tant de morts, gesticulent encore, manifestent toujours leur rage, leur affliction ou leur invincible entêtement à divaguer, compense peut être la malchance qui avait attiré sur eux, malgré leur modestie et leur anonymat, l’éclair du pouvoir.


Des vies qui sont comme si elles n’avaient pas existé, des vies qui ne survivent que du heurt avec un pouvoir qui n’a voulu que les anéantir ou du moins les effacer, des vies qui ne nous reviennent que par l’effet de multiples hasards, voilà les infamies dont j’ai voulu rassembler ici quelques restes. Il existe une fausse infamie, celle dont bénéficient ces hommes d’épouvante ou de scandale qu’ont été Gilles de Rais, Guillery ou Cartouche, Sade et Lacenaire. Apparemment infâmes, à cause des souvenirs abominables qu’ils ont laissés, des méfaits qu’on leur prête, de l’horreur respectueuse qu’ils ont inspirée, ce sont en fait des hommes de la légende glorieuse, même si les raisons de cette renommée sont inverses de celles qui font ou devraient faire la grandeur des hommes (…).


La prise du pouvoir sur l’ordinaire de la vie, le christianisme l’avait, pour une grande part, organisée autour de la confession. (…), tout dire pour tout effacer (…), formuler jusqu’aux moindres fautes dans un murmure ininterrompu, acharné, exhaustif, auquel rien ne devait échapper, mais qui ne devait pas un instant se survivre à lui-même. (…). Or, à partir d’un moment qu’on peut situer à la fin du XVIIe siècle, ce mécanisme s’est trouvé encadré et débordé par un autre dont le fonctionnement était très différent. Agencement administratif et non plus religieux ; mécanisme d’enregistrement et non plus de pardon. (…). Le mal minuscule de la misère et de la faute n’est plus renvoyé au ciel par la confidence à peine audible de l’aveu ; il s’accumule sur la terre sous la forme de trace écrites (…).


Ses premiers instruments, archaïques mais déjà complexes, on les connaît : ce sont les placets, les lettres de cachet ou les ordres du roi, les enfermements divers, les rapports et les décisions de police. (…) La lettre de cachet, l’internement, la présence généralisée de la police, tout cela n’évoque d’habitude, que le despotisme d’un monarque absolu. Mais il faut bien voir que cet « arbitraire » était une sorte de service public. Les « ordres du roi » ne s’abattaient à l’improviste, de haut en bas, comme des signes de la colère du monarque, que dans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils étaient sollicités contre quelqu’un par son entourage, ses père et mère, l’un de ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le curé de l’endroit parfois, ou quelque notable (…). Mais ce pouvoir, faut-il encore, au moins un instant se l’approprier, le canaliser, le capter et l’infléchir dans la direction qu’on veut ; il faut, pour en faire usage à son profit, le « séduire » (…). De là la forme singulière de ce discours : il exigeait un langage décoratif, imprécateur ou suppliant. Chacune de ces petites histoires de tous les jours devait être dite avec l’emphase des rares évènements qui sont dignes de retenir l’attention des monarques ; la grande rhétorique devait habiller ces affaires de rien.

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