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Présence(s)

+ d'infos sur le texte de Pascale Henry
lecture dirigée par Pascale Henry

: « Il faut lutter contre l’impuissance de canapé »

par Anaïs Heluin - Temporairement contemporain N°4, 2018

Intervenante de l’Université d’été, Pascale Henry dirige sa propre compagnie, Les Voisins du Dessous, où elle met régulièrement en scène ses propres textes. Présence(s), qu’elle met en espace à la Mousson d’été, sera la prochaine.

D’abord, il y a une voix. Une parole anonyme dans laquelle se bousculent des morceaux de vies. Des bribes de parcours en tous genres, mais tous marqués par une blessure. Par une tristesse qui, parfois, se transforme en colère. Parmi celle qui a « été l’amante, l’amie, la femme de Jason », celle qui « fait des ménages à cinq heures du matin dans une entreprise de conditionnement » ou encore la ministre à qui l’on crache « retourne dans ton arbre », il y a Elle. Soit une femme noire de 40 ans plus ou moins qui, du canapé où elle semble avachie de toute éternité, interrompt régulièrement la voix pour exprimer ses failles et ses révoltes. Ses doutes de mère d’une fille métisse de 17 ans, elle aussi pleine de doutes. Pleine de questions que Pascale Henry donne à entendre dans la seconde partie de sa/ses déroutante(s) Présence(s).


Le féminin, dans cette pièce, est un champ de bataille duquel seul le langage ressort gagnant. Dans l’entrelacement des fragments poétiques de la voix initiale, des âpres rêveries de Elle et des piques qu’échange ensuite sa fille avec une amie qui lui ressemble et un garçon qu’elle n’arrive pas à aimer, Pascale Henry fait de l’écriture une marche d’autant plus précieuse que le chemin est accidenté. Un mot à mot dont on sent autant la force que la fragilité. Le paradoxe aussi, car si elle permet aux personnages de Présence(s) de tenir debout, on devine aussi qu’une phrase de trop peut causer leur perte. Heureusement, dans cette avancée sinueuse, les vivantes sont soutenues par celles qui les ont précédées. Et qui, de leur retraite invisible, poursuivent leur combat de funambules.


Depuis plusieurs années, vous développez au sein de votre compagnie Les Voisins du Dessous une écriture personnelle qui questionne la condition féminine. Comment cette préoccupation est-elle devenue centrale dans votre travail ?


Pascale Henry : J’ai toujours aimé le dessous des choses, ce qu’on ne comprend pas bien. Après un DUT Carrières Sociales, une belle expérience dans le milieu de la musique – j’ai passé une partie de ma jeunesse à jouer dans des groupes de rock et gagné ma vie en faisant du cover – , j’ai décidé de me consacrer au théâtre pour en découdre avec certaines d’entre elles. Avec l’amour et le désir, notamment, qui m’ont toujours semblé compliqués. Presque impossibles à vivre dans notre société. Mon intérêt pour les questions féminines est toutefois assez tardif. Longtemps, je n’ai lu que des hommes. Désespérée par le monde, mais profondément vivante et attachée à l’humour, je ne jurais que par les grands génies ronchons. Par Cioran, par Calaferte. Et un jour, un journaliste m’a fait une remarque sur ma manière de représenter le corps féminin dans un spectacle. Ça été assez brutal. Je me suis rendue compte qu’à mon insu, j’utilisais une langue masculine. Avec fureur, je me suis alors plongée dans les écritures féminines. Et j’ai commencé à mettre en scène des langues de femmes. À écrire moi-même sur ce que c’est aujourd’hui d’être une femme.


En 2017, vous avez mis en scène Dans les yeux du ciel de Rachid Benzine, où le printemps arabe est raconté à travers la voix et le corps d’une prostituée. Dans Présence(s), vous donnez la parole à des personnages tout autres, mais eux aussi assez éloignés de vous : une femme noire, française, et sa fille. Le théâtre est-il pour vous une manière de se décentrer ?


P.H. : Il est d’abord une manière de faire face au monde, jusque dans ce qu’il a de plus dur. De plus insupportable. À la Mousson d’été l’an dernier, c’est cette qualité qui m’a saisie dans le texte de Rachid Benzine, qui y était présenté en lecture. Dans son écriture très brute, dans sa façon de décrypter les mécanismes cachés des pouvoirs politiques et religieux, j’ai senti une urgence qui a fait écho à ma propre peur. Le théâtre doit pour moi être un espace de pensée. S’il ne peut changer le monde, je veux croire qu’il peut être une bouée à laquelle s’accrocher pour éviter d’être noyé par la bêtise qui nous guette de toutes parts. J’espère que Présence(s), que j’ai écrit en pensant à la comédienne Marie- Sohna Condé avec qui je travaille depuis plusieurs années, pourra aussi jouer ce rôle.


Dans Présence(s), votre couple mère-fille est bousculé jusque dans son langage par les bruits du monde. Sont-elles armées pour la lutte, ou laissez-vous ce travail au spectateur ?


P.H. : Si elles se perdent parfois, toutes les deux ne cessent de se poser des questions. Chacune avec ses mots formule en effet les interrogations qui m’animent, sur la construction d’une identité féminine. Sur ce que veut dire, à notre époque, être un individu. Je crois que tant qu’on s’interroge, il y a de l’espoir. Mon désir, avec cette pièce, est non seulement de partager ces questions avec le spectateur, mais aussi une forme de tendresse. L’écriture de Présence(s) est partie d’une phrase de Pina Bausch : « J’ai toujours pensé que mon boulot c’était de secouer le public, mais le monde est devenu si dur que j’ai eu envie de lui offrir des moments d’amour pur ». Dans la bouche de n’importe qui d’autre, pareille déclaration m’aurait sûrement laissée indifférente, mais là, elle m’a fait réaliser à quel point la tendresse était aujourd’hui considérée comme débilitante. Le langage économique, celui du management et du commerce, ont mangé tout l’espace. Celui de l’art y compris.


Faut-il voir dans l’immobilité et dans la parole de Elle et de sa fille une métaphore de la situation de l’artiste ?


P.H. : Il faut lutter contre l’impuissance de canapé, c’est urgent, et c’est ce que je veux d’abord dire dans cette pièce. À force de crever devant les infos, on finit par ne plus savoir s’approprier une parole et une image. Par ne plus savoir écouter ou avoir accès aux voix intérieures qui nous traversent devant une oeuvre d’art, quelle qu’elle soit. La Présence de la première partie est l’une de ces voix. Si elle se fait entendre, c’est pour rappeler son existence. Surtout à une jeunesse qui vit dans une grande solitude, privée d’utopie. Malgré tout, à l’image de l’adolescente de ma pièce, cette jeunesse continue d’inventer avec les moyens du bord. Dans ma tête, quand j’écris, il y a l’autre. Ce qui, bien sûr, ne m’empêche pas d’interroger la situation de l’artiste, qui souffre très souvent d’être astreint à une logique économique. Et donc coupé de son propre désir. Le temps du bégaiement, de l’approximation est nécessaire à la création. Il faut tout faire pour le préserver.

Anaïs Heluin

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