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Pas encore prêt

mise en scène Aurélie Leroux

: Notes d'intention

La mort au coeur du vivant…


Au fur et à mesure de lectures, d’interviews, de discussions se sont imposées à nous trois références principales : les recherches scientifiques et les avancées actuelles sur la mort cellulaire (dont la publication principale est La sculpture du vivant du médecin et chercheur en immunologie Jean-Claude Ameisen), Les Contes de Grimm, et le dernier film d’Akira Kurosawa, Madadayo.
Ces trois matériaux de base, si différents soient-ils, convergent en un même point, en un savoir, en une intuition : la mort opère au coeur du vivant. Tous trois entretiennent un rapport spécifique au langage, un regard autre sur le monde. Tous trois déstabilisent nos représentations, en nous conduisant dans cette merveilleuse complexité qu’est le vivant.


Des matériaux scientifiques, d’après La sculpture du vivant, J.C Ameisen


En biologie, le concept de "mort cellulaire" et toutes les recherches dans ce domaine ont d’abord été refusés, voire interdits et puis mis au grand jour depuis seulement 1990. C’était alors scandaleux, dans la sphère scientifique, de penser que la mort travaillait à chaque instant au coeur du vivant. Peu à peu, mais non sans difficulté, s’est affirmée une nouvelle vision de la mort. La mort ne serait pas que cette mort "faucheuse", qui s’oppose à la vie. Elle en serait la sculptrice indispensable.
A chaque seconde, chacune de nos cellules, en fonction d’un environnement perpétuellement changeant, et en permanence dépendantes des signaux émis par les autres cellules, sont susceptibles de disparaître, pour maintenir la vie et faire évoluer le vivant.
Nous sommes donc constamment en sursis, et c’est ce sursis qui permet à chaque instant à notre corps de se sculpter, de se reconstruire.


Des contes de Grimm, notamment Les douze frères


Il était une fois un roi et une reine qui vivaient en bonne harmonie et qui avaient douze enfants, tous des garçons. Alors le roi dit à sa femme : "Si le treizième enfant que tu mettras au monde est une fille, les douze garçons mourrons pour que sa richesse soit grande et qu’elle hérite seule du royaume". Il fit aussi fabriquer douze cercueils, tous emplis de copeaux déjà, et dans chacun le petit oreiller mortuaire, et il les fit déposer dans une chambre close, dont il donna la clef à sa femme en lui recommandant strictement de n’en rien dire à personne.


Amorce brutale que celle de ce conte des "douze frères", comme pour tant d’autres d’ailleurs, où d’emblée la mort frappe. Une fille va naître, les douze frères vont se sauver.
Quelques années passent, elle les cherchera et les trouvera au fond d’une forêt. En cueillant douze lys pour les leur offrir, elle les fera disparaître involontairement, les transformant alors en douze corbeaux. Pour qu’ils retrouvent leurs formes humaines, elle devra demeurer muette pendant sept années, et ne témoigner d’aucun signe de sensibilité. Une morte vivante. Un prince la découvre, en tombe amoureux, l’épouse, toute muette qu’elle est, mais au bout de presque sept années, sur les conseils de sa mère, il accepte qu’elle soit mise au bûcher, accusée d’être une sorcière à cause de son silence. En sursis, sur ce bûcher, elle est livrée aux flammes, mais les sept ans sont passés et les frères redeviennent humains et la sauvent…
Nous passons dans ce conte d’une transformation en une autre. Par l’usage du symbolique et de l’onirique, le réel ne cesse d’être transformé. Mort et vie sont au centre de ce mouvement, presque comme une seule et même chose, dans une troublante promiscuité.
La transformation du réel par le conte est à l’image de celle du vivant. Rien n’y est figé. Tout y est en permanence en changement.


Madadayo (Pas encore prêt), dernier film d’Akira Kurosawa.


En 1943, après trente années d'enseignement de l'allemand, le professeur Uchida décide de prendre sa retraite et de se consacrer à l'écriture de livres. Ses élèves, qui lui vouent une admiration sans borne, décident d'organiser chaque année, à l'occasion de son anniversaire, une grande fête. Le rituel de cette fête est immuable : le professeur prononce un discours, puis boit une grande chope de bière, à la fin de laquelle il doit dire sans faiblir l'expression "Madadayo" ("pas encore prêt"). Entre ces cérémonies, qui sont une sorte de fil rouge, on le voit évoluer au quotidien, entre petits bonheurs (le thé avec ses anciens étudiants), et malheurs (la perte de sa maison, la fuite de son chat...) jusqu’à sa mort.
Ce dernier film de Kurosawa peint, au-delà de tout cliché, l’hymne joyeux d’un homme vieillissant, "pas encore prêt", et qui chaque année fête un an de plus, ou de moins. "Pas encore prêt" c’est pour cet homme être encore vivant. Tout part, dans ce film, du regard que nous portons sur le quotidien.
Kurosawa y puise toute la force d’une existence qui ne serait pas toute prête, d’une invention continue de chacun de ces rituels, de ces gestes si insignifiants soient-ils. En sursis, ce vieil homme fait du quotidien, et à partir de celui-ci, une fête du vivant.


Pas encore prêt : une composition libre…


Notre objectif n’est pas de faire un spectacle scientifique, ou l’adaptation scénique d’un conte, ou d’un film mais d'écrire une composition libre à partir des différents et des convergents points de vue que ces trois référents nous apportent, de par leurs contaminations et leurs influences. Notre point de départ est le sursis. Pour combien de temps sommes nous encore-là ? Quand commence la mort ? Qu’est ce qui nous rend encore vivant ? Que nous reste-il de vie ? Qu’est ce qu’être en vie, au juste ? Que faisonsnous de nos morts, de nos vivants ?


Pas encore prêt : un espace d’observation…


Nous nous contentons de réunir des observations, observations humaines, et de les corréler par des lois. L’idée de réalité n’est pas scientifique. Elle ne nous intéresse pas.
Niels Bohr, De la physique quantique.


Au départ, il n’y a presque rien. Ce n’est pas un décor, mais une installation faite de panneaux blancs, certains fixes, d’autres modulables, de deux rideaux transparents. Ce pourrait être un laboratoire, une salle d’attente, ou juste un espace blanc.


L’écriture scénographique de Pas encore prêt consiste à perturber, à déplacer, à ouvrir notre perception sur ce qu’on croit être la réalité. Elle travaille par la lumière, par le jeu des comédiens, par leurs costumes, à mettre en doute toutes les frontières convenues entre visible et invisible, entre fiction et réalité, entre vie et mort, entre intérieur et extérieur, entre passé et futur, entre centre, interstices et à-côtés. Pas encore prêt est un espace d’observation du vivant. Et observer le vivant, c’est avant toute chose, réveiller nos sens, que l’on dit endormis.


Pas encore prêt : des comédiens prêts à…


Chaque créature vivante doit être considérée comme un microcosme – un petit univers, constitué d’une multitude d’organismes qui se reproduisent, inimaginablement petits, et aussi nombreux que les étoiles dans le ciel.
Charles Darwin


Pas encore prêt parle de l’humain, parle de notre sursis. Pas encore prêt parle de l’acteur, qui chaque soir où il joue, développe cette conscience que demain, ce sera encore autre chose : un autre public, un autre spectacle, si bien que tout ce qui se joue sur scène est toujours à titre provisoire. C’est le propre de l’acteur à chaque présentation d’être en sursis, et chaque présentation n’est pas le fait d’entrer sur le plateau, de se montrer, mais de trouver par tous les détours qu’il convient, les issues. Je ne demande pas aux acteurs de jouer, d’incarner des personnages, je leur demande d’affirmer leurs subjectivités, leurs mémoires, d’affirmer ce qu’ils sont, ce qu’ils peuvent être, pour être disponibles à nous faire part de toutes les naissances et toutes les morts qui les traversent, et recevoir tous les passages, tous les affleurements des personnages dont ils se sont nourris. La direction d’acteur est ici l’accompagnement qui les prépare à l’inconnu qu’ils ont à accueillir, elle est l’organisation des conditions nécessaires aux échappées – ce qui échappe à l’acteur, et ce par quoi l’acteur devient celui qui lui échappe. Ce sont ces échappées qui ouvrent des perspectives à l’écriture, et c’est en ce sens aussi que je parle d’écriture collective.

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