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Partage de midi

+ d'infos sur le texte de Paul Claudel

: Lecture et mise en scène

Pourquoi l’Asie ? La pièce confronte deux visions de la condition humaine. La philosophie, la spiritualité occidentale est celle de l’avoir, l’action, la conquête, et ces quatre conquistadors sont le pendant moderne des hommes qui, sur des bateaux, des radeaux, ont conquis l’Amérique, ou se sont perdus sur ses fleuves, rencontrant des civilisations de l’être.


L’Asie : il y a cent ans, Claudel sentait l’importance de ce trou formé par Suez, par lequel s’écoulait en Asie le capitalisme global… Aujourd’hui, c’est l’Asie qui irrigue le Monde. D’où l’idée d’amener là-bas ces quatre personnages, sur des cantines en fer, symboles du commerce mondial, tantôt pont de bateau, tours de Hong Kong, et containers remplis d’armes, de drogue et de cadavres.


Ces malles sont aussi les bagages d’une « troupe errante », comme il dit – elles ont été notre cargaison, dans les aéroports des mégapoles chinoises. La Création selon Claudel est un théâtre où chacun, animal, plante ou bloc de matière, joue son rôle sans hésiter… Sauf l’homme, qui est confronté à la question du choix, et à la nécessité de s’armer d’une philosophie pour avancer, tâtonnant, dans son drame. Encombré des objets de son passé, ces boîtes fermées qui sont aussi ses avenirs possibles, « tous les êtres qu’il y a en moi ».


Le vers de Claudel ne décrit pas l’action ou le résultat d’une pensée, mais son voyage, le long de l’appareil à penser et à respirer. La phrase rationnelle est coupée en son milieu pour qu’apparaisse et s’écoule l’âme en train de la façonner. C’est une réponse personnelle à ce qui est, je crois, une quête majeure du théâtre, de Ibsen à Fosse en passant par Maeterlinck, Bernhard, Lagarce, que j’ai monté. Nous avons exploré rigoureusement le vers, pour que chaque répétition ou métaphore ne soit pas brillante et décorative, mais soit, tantôt fluide, tantôt rugueuse ou hésitante, le fruit du travail et de la nécessité.


Mêmes hors jeu, les acteurs restent là, attendant, recevant qui va les déterminer, les remettre en jeu. Agissant aussi, secrètement. Travaillant ensemble « comme quatre aiguilles », dit Claudel. Conception taoïste où tout ce qui est, procède de ce qui n’est plus ou n’est pas encore, comme charrié d’une matrice, d’un océan silencieux. Le Dieu de Claudel, et l’océan du Partage, ressemblent à ce silence du Tao. Pas de réponse aux interrogations des hommes. Juste la confrontation violente et répétée des principes – masculin et féminin, le soleil frappant l’eau – qui produit un réseau dense de leitmotivs, à apporter au public, sans les réduire dans une résolution.


Loin du réalisme, c’est dans la danse et la musique qu’il faut trouver ce langage des signes. Je travaille avec des musiciens interagissant avec le corps et la parole des acteurs. Le Guqin de WU Na est utilisé depuis des siècles par les poètes et les peintres comme instrument d’improvisation. Elle en maîtrise le langage ancestral et l’utilise dans des concerts en Asie, en Europe et aux Etats- Unis. Le chorégraphe Sylvain Groud m’a permis d’aller plus loin dans l’expression du corps comme signe… Nous tentons donc de faire converger ces trois arts.


Entre Ysé, femme de l’être, et Mesa, homme de l’avoir, l’amour est le mot simple qui décrit un processus de naissance réciproque, de co-naissance. Chacun apprend de l’autre sa vocation, par la parole, le regard, le toucher, l’absence. Avec toujours ce sentiment d’une frontière infranchissable, « un état d’exclusion si fin ». Ici tout sépare, peau, vêtement, moustiquaire, surface de l’eau, de l’oeil, du miroir… Tout est désir de fusion, vers la dissolution finale.


Ici, pas de perspective, toutes les réalités sont ensemble, à plat, juxtaposées. Il y a du cubisme dans l’emboîtement des styles de théâtre : introspection, mélodrame, vaudeville, mais aussi les dialogues retors ou gras et l’odeur de sueur des romans d’aventure… Il y a du cubisme aussi dans l’imbrication des plans de réalité. Lorsque Mesa rejoint Ysé à l’acte III, qui est vraiment là ? Qui est le fantôme de l’autre ? Ici les absents sont présents jusqu’à la folie, l’hallucination, ou jusqu’au rituel, comme dans ces pièces de Nô où le fantôme rejoue la même scène pour tenter de se libérer.


Ces superpositions insolubles de réalité et de virtualités entremêlées, de temps télescopés, sont au coeur de notre culture contemporaine – elles sont le terreau des films de David Lynch, par exemple, ou d’auteurs comme Joël Pommerat, Marie Ndiaye, Jon Fosse, Pauline Sales. Il y a cent ans, Claudel se décida à écrire pour le théâtre en voyant La Princesse Maleine. Pour Tormod Lindgren (prix Edda de la scénographie 2008 en Norvège), « notre temps esthétique est celui d’un nouveau symbolisme », et aussi : d’un nouveau fantastique.

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