: La Pièce
Naples, quartiers populaires, 1942. L’Italie
est ruinée par le fascisme et la guerre. La
famille Jovine fait du marché noir pour s’en
sortir sous le regard désapprobateur du père.
Deux ans plus tard, alors qu’il revient des
camps, sa femme a saigné tout le quartier.
En virtuose de la scène, De Filippo
entremêle comédie et tragédie. C’est par les
yeux étonnés de son double incarné par le
père, clown lyrique et misérable – sorte de
Charlot napolitain – porteur d’utopie et de
tendresse, qu’il nous révèle ce monde déchu.
Une galerie de personnages irrésistibles,
malins et dignes, au parler imagé, plongés
dans l’atmosphère mythique de cette
ville grouillante où le mélo côtoie la poésie,
un univers bruyant et coloré, l’alchimie
magique d’une écriture extrêmement précise
qui n’abandonne rien de la vérité humaine.
Naples millionnaire ! est aujourd’hui une
légende nationale. Adaptée au cinéma, à la
télévision, à l’opéra, traduite et jouée dans
le monde entier, elle est inédite en France.
De Filippo montre avec précision le dispositif
de l’aveuglement moral. Sa position
est claire. Rien ne doit faire renoncer un
homme à ce qui le définit : sa conscience.
C’est une limite. En deçà, nous ne sommes
plus des hommes. La pensée d’Eduardo
De Filippo s’apparente à celle qu’élabore
au même moment Robert Antelme dans
L’Espèce humaine. Une pensée qui invite à
reconstruire les consciences. « Il faut que
la nuit passe », tel est l’ultime message de
la pièce, « profondément optimiste », et qui
constituait, selon l’auteur, « un appel aux
hommes de bonne volonté pour travailler
ensemble à un avenir meilleur et différent. »
Par le retour du père qui reprend sa
place, l’ordre revient, non un ordre bourgeois
et patriarcal mais celui de la Loi, indispensable
à l’existence de toute société, et qui
repose sur un désir universel de paix dans
le respect de la dignité humaine. Ce père
n’a pas besoin de dire ; sa présence suffit. Il
a traversé l’Europe en sang. Il a vu. Il sait.
À présent, il est là. Il les regarde. Il les voit.
Et aussitôt, chacun se voit.
L’image chaotique d’une civilisation privée
de sa spiritualité, l’appel à la conscience
des hommes de bonne volonté, l’ingérence
des peuples qui en libèrent d’autres pour
mieux les dominer, les moments d’incertitudes
et de permissivité qui suivent l’écroulement
des dictatures, autant de reflets qu’offre
cette oeuvre à notre visage contemporain.
Anne Coutureau
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