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Music-hall

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce
mise en scène Glyslein Lefever

: Le corps, vecteur de la parole

Rencontre avec Glysleïn Lefever. Propos recueillis par Laurent Muhleisen

Laurent Muhleisen. Dans la biographie qu’il a consacrée à Jean-Luc Lagarce, Jean-Pierre Thibaudat écrit au sujet de Music-hall : « La pièce oscille entre un léger vague à l’âme qui préfère en rire, une imputrescible tendresse pour le métier d’artiste et un goût pour ces moments qui ne racontent rien d’autre que leur vacuité.... Jouons quand même, et faisons semblant, et trichons jusqu’aux limites de la tricherie, l’œil fixé sur ce trou noir où je sais qu’il n’y a personne, dit la Fille... ». La pièce pourtant n’est pas uniquement teintée de nostalgie ?


G. L. Non, pas du tout. Certes elle parle du vague à l’âme, de Jean-Luc Lagarce, de l’état dans lequel il se trouve constamment et qui est, je crois, ce qui le pousse à écrire. Cet « œil fixé sur ce trou noir où je sais qu’il n’y a personne » est pour moi une métaphore de la mort, cette mort qui le guette depuis qu’il a appris, peu de temps avant de se mettre à l’écriture de cette pièce, qu’il était séropositif – à une époque où le virus du sida avait une issue fatale pour quasiment toutes les personnes qui l’avait contracté.


L.M. On ressent cependant fortement dans l’écriture de Jean-Luc Lagarce une certaine façon de mettre les choses à distance, de cultiver une sorte de « nostalgie du présent»...


G.L. C’est cela, justement, qui crée l’humour. C’est la distance qu’il met entre lui et les choses qui lui permet de traiter des sujets graves ; la distance, et l’ironie. Mais Music-hall a été écrit rapidement – cela n’était pas dans les habitudes de Lagarce – comme s’il avait une envie irrépressible de cette pièce, de cet état des lieux de sa vie, à ce moment-là.
D’ailleurs, dans son journal, à cette fameuse date du 23 juillet 1988 où il annonce qu’il est séropositif, il termine par cette phrase qui est très belle, et qui semble faire écho aux répliques de la Fille : « Sourire, faire le bel esprit. Et taire la menace de la mort – parce que tout de même... – comme le dernier sujet d’un dandysme désinvolte. »


L.M. La pièce rend compte de l’immense tendresse que Lagarce, auteur et chef de troupe, éprouvait pour les acteurs, et son goût pour les tournées.


G.L. Contrairement à d’autres de ses pièces, dans celle-ci, en apparence, il ne se passe rien ; pourtant, elle raconte énormément de choses, et notamment le fait de continuer, coûte que coûte, jusqu’au bout, l’air de rien. La pièce contient certains éléments métaphoriques. Par exemple, le tabouret – sur lequel Lagarce s’attarde, revient sans cesse... s’agit-il de son théâtre ? ... Sert-il à exprimer son impuissance, sa difficulté à avancer en tant qu’artiste ? N’oublions pas que ce n’est qu’après sa mort que son talent d’auteur sera vraiment reconnu. Il y a aussi la robe, que je vois rouge, et qui pour moi symbolise à la fois la maladie et l’espoir, le « spectacle » envers et contre tout – contre la laideur du monde et les « goguenards ».


L.M. On connaît la fascination de Lagarce pour les grandes actrices et leur glamour, pour les actrices déchues. Cet aspect est-il important dans votre travail avec Françoise Gillard, mais aussi avec Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski ?


G. L. Il y a dans la pièce le souci du détail, de la beauté, de la « belle personne ». Pour moi, il concerne effectivement les trois personnages. La Fille et ses deux Boys forment un triangle, amoureux et esthétique. Il n’est pas question ici de développer le côté « cabaret triste, glauque », de province, un peu miteux.
Au contraire, je veux rendre les trois protagonistes encore plus beaux qu’ils ne le sont. Ce n’est pas une question de plumes ou de paillettes – j’aimerais qu’ils soient beaux comme des fantasmes. Ils incarnent pour moi le fantasme de Jean-Luc Lagarce : ils sont lui, ses amis, ses amants, toutes les personnes qui l’ont entouré et accompagné (au milieu de sa solitude), portés par la voix de la Fille, qui reflète sa voix intérieure, une voix très profonde, comme enfouie. Parfois, on a l’impression que la Fille rêve ce qui lui arrive sur scène, et parfois, qu’elle est extrêmement « réelle ». Les deux côtés de ce miroir fonctionnent, dramaturgiquement.


L.M. La beauté des personnages se reflète également dans leurs échanges...


G.L. Oui, dans leur complicité, leur prévenance, leur douceur.
Les deux Boys sont là, avec leur côté sculptural, pour aider la Fille à « passer », des aidants. Il y a de ce point de vue, dans la mise en scène, tout un travail sur le corps. Ceux-ci doivent permettre d’exprimer tous les non-dits du texte, d’ouvrir des choses à peine soulignées. Dans Music-hall, Lagarce crée ce trio très protecteur, une sorte de combinaison idéale, qui permet à la Fille d’être admirée, de briller, de faire son entrée comme une diva. Derrière elle, je vois l’auteur.
Nous travaillons également beaucoup cet aspect-là : le besoin de Jean-Luc Lagarce d’être vu, admiré, désiré. un besoin d’artiste. Se faire désirer et désirer, pour pouvoir créer.


L.M. Le Studio-Théâtre n’est-il pas un peu l’espace rêvé pour faire cette mise en scène ?


G.L. Totalement. Cet espace est parfait. Il donne l’impression qu’on est dans un cocon, dans de la ouate. Malgré la profondeur réduite de son plateau, il me permet tout de même de travailler l’arrivée « au lointain » de la Fille, en diagonale, par une série de plans successifs, qui peuvent suggérer l’idée de ce tunnel à l’issue fatale – issue qu’on ne verra pas... J’avais envie, pour le décor, d’une sorte de corridor, de salle d’attente, d’un espace en entonnoir, dont la fonction n’est pas clairement définie ; il est possible qu’on y soit, mais aussi qu’on n’y soit pas. Il y a plusieurs niveaux de lecture dans Music-hall.
Et j’avais également besoin que le décor reflète ces différentes strates dans lesquelles nous pourrons naviguer, du fantasme à la réalité, dedans-dehors, hier-maintenant... un cabaret des âmes perdues. un no man’s land cotonneux. un refuge pour se livrer.


L.M. Si Music-hall n’est pas une pièce sur le music-hall, elle n’en est pas moins extrêmement musicale, par la ritournelle de la chanson de Joséphine Baker, mais aussi dans son écriture. Qu’est-ce que cette musicalité a éveillé chez la chorégraphe que vous êtes également ?


G.L. Lagarce écrit un théâtre du dire, de la parole, et c’est celle-ci qu’on peut, qu’on doit, à mon avis, chorégraphier. Le corps ne peut qu’être vecteur de cette parole. Tout doit être très clair dans ce qu’il exprime chez les acteurs en respectant la partition extrêmement ciselée, rythmée et musicale du texte. Joséphine Baker était une icône glamour, elle symbolise la femme indépendante, libre, adulée par les gays en pleine lutte d’émancipation. Elle a ce parfum des amours libres, en pleine tragédie du sida. Dans le spectacle, la ritournelle de Joséphine Baker peut s’entendre comme le désir de Jean-Luc qu’on ne l’oublie pas après sa mort.
Cet hymne à la liberté qui jaillit à des moments très précis en fonction de l’évolution de la pièce, est accompagné d’un habillage musical qui donne un souffle, une tonalité, du relief à tous ces non-dits du texte, parfois abrupts, tendus, tout en gommant un peu l’angoisse du vide, à l’image de cette petite musique qui surgit parfois en nous quand nous pensons à la mort.


  • Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Français
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