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Mort prématurée d'un chanteur populaire dans la force de l'âge

+ d'infos sur le texte de Wajdi Mouawad

: Entretien avec Wajdi Mouawad

Propos recueillis par Charlotte Farcet, dramaturge, novembre 2019

Mourir à soi-même / Face B


Ce projet a été imaginé à la faveur d’une rencontre. Le chemin, fait de voyages, de conversations et d’errances, s’est tracé à deux. Qu’est-ce que rêver à deux ?


Wajdi M. – C’est chercher un territoire, inconnu aux deux et qui deviendra le territoire commun. Depuis que l’idée de nous rencontrer nous tournait autour, nous nous organisions de petits rendez-vous pour parler. Arthur et moi avons fini par ressentir la nécessité d’aller au-delà de l’objet à créer, nous avions envie d’avoir des souvenirs en partage. Pour créer à deux il ne suffit pas de s’apprécier comme artistes et, pour ma part, j’avais très peur du syndrome de la transaction commerciale entre deux « noms ».Je voyais trop ce que cette association pour un spectacle, dans le monde du théâtre, pouvait engendrer de malentendus et de fausses facilités. Il fallait prendre du temps. Nous avons laissé passer quelques années, reportant plusieurs fois la date de création. Inconsciemment peut-être, nous ressentions un manque de souvenirs entre nous. Nous n’avions pas vécu des choses ensemble. Mais si les souvenirs ne s’achètent pas dans les magasins, voyager est une manière extraordinaire de les provoquer. Nous nous sommes alors mis à organiser des périples qui devaient répondre à deux règles : la destination devait être nouvelle pour les deux et elle devait nous faire un peu peur. Le premier voyage nous a menés au cœur de la forêt amazonienne, du côté péruvien, chez Don Enrique, un chaman auprès duquel nous avons suivi des cérémonies que je pourrais qualifier de psychédéliques. Pour ma part, moi qui n’avais jamais ingurgité quoi que soit de ma vie qui altérerait ma conscience, ce fut une découverte et une expérience dingues. Nous logions dans une cabane sans murs, ouverte sur la forêt. J’ai enregistré le son de plusieurs pluies diluviennes et des chants d’oiseaux ricaneurs ahurissants. Nous passions beaucoup de temps en silence. Avec Arthur il est très simple de se taire. Parfois nous évoquions nos envies pour le spectacle mais ce n’était jamais très sérieux. La nature était puissante et nous sommes tous deux trop introspectifs pour être en mesure de tenir des conversations sans fin. Nous avons découvert que nous voyagions assez bien ensemble, ce qui n’était pas évident puisque nous avions chacun des habitudes de voyages très ancrées. Le second voyage fut un séjour au Groenland. L’état d’esprit fut le même mais avec une joie différente, plus enfantine, plus étrange, due sans doute à ce que ce territoire a de contradictoire. Beauté immense d’un monde qui ne cesse de fondre. Carcasses de chiens jetées au milieu des ordures et majesté des glaciers filant sur la plaque grise de la mer. Soleil de minuit tournoyant dans une nuit matinale et le sang de trois phoques mutilés. Abandon et convivialité. Liberté et perdition. Nous avons vu des lumières inimaginables là-bas. J’ai enregistré des silences affolants et Arthur jouant sur un harmonium abandonné dans une maison en ruine. Ces voyages ont contribué à lier des choses entre nous. Nous en avions besoin. Nous avons créé un secret à deux. Nos trajectoires étaient trop étrangères l’une à l’autre pour ne pas avoir besoin de cet espace de rencontre. Les parents d’Arthur n’ont rien à voir avec les miens, les mondes dans lesquels nous avons grandi sont à l’opposé. La guerre civile libanaise et l’exil sont pour lui aussi étonnants que peut l’être pour moi la description qu’il me faisait de son enfance et les personnages incroyables qui peuplaient son quotidien. Rêver à deux fut avant tout une façon de nous inventer un monde surgi des superpositions de notre curiosité l’un pour l’autre.


Ce rêve à deux vous a déplacé vers une fiction théâtrale. Comment cette collaboration a-t-elle influencé l’écriture ? A-t-elle ouvert un espace inattendu ?


Wajdi M. – Contrairement à l’écriture romanesque, l’écriture théâtrale oblige à un pragmatisme immédiat. Au théâtre on doit prendre en considération des questions comme les calendriers des gens, l’ouverture d’une scène, le budget, un tas de choses très terre à terre. Tout de suite. Initialement, Arthur m’avait demandé de participer à l’organisation d’un concert pour marquer un anniversaire important dans sa carrière. Il était donc question pour moi d’agir au titre de metteur en scène d’un objet unique, qui n’allait être présenté qu’une seule fois. Nous avions élaboré l’idée d’une mort symbolique. Arthur H étant mort, nous allions le fêter, ce qui permettait l’arrivée d’invités en son hommage. Le concert se terminant par une résurrection sur un gospel endiablé. Là est vraiment la source. J’imaginais Arthur en maître de cérémonie de son propre enterrement, échangeant depuis la mort avec ses invités. Mais la perspective d’une tournée a transformé le projet qui devenait irréalisable. De plus, nos rencontres nous avaient permis de comprendre qu’il y avait aussi le désir d’aller au-delà du simple concert-hommage et de raconter une histoire à l’intérieur de cette démarche en faisant appel à des comédiens. Peu à peu, nous dérivions. C’est au cours de notre voyage au Pérou que l’envie d’un récit fictif s’est imposée. Dès lors, j’ai proposé à Arthur une structure narrative qui est, à peu de choses près, la structure du spectacle. L’écriture s’est mise en place, happée surtout par la question du langage. Moi qui aime à ce point le pathos et l’emphase ; comment faire pour écrire dans une langue si quotidienne, qui me donnait des sensations gluantes de télévision ? Ce fut le plus compliqué. Je me suis alors amusé à écrire en alexandrins cachés. Le texte en est truffé mais ils ne s’entendent pas. Ensuite, j’ai ressenti l’importance, la nécessité de créer une troupe, de travailler avec des comédiens qui venaient de formations et d’univers très différents, de styles de jeu presque opposés, pour qu’Arthur ne soit pas dans un monde qu’il connaît, mais ne soit pas non plus dans un monde qui se connaît. Faire en sorte que nous tous soyons en terrain glissant, pour que, se sentant un peu seul dans notre coin, nous n’ayons pas d’autres choix que de nous ouvrir aux autres. Auteur et metteur en scène est une fonction qui oblige toujours à une stratégie pour arriver à composer l’équipe. Ici, la stratégie était celle de mondes qui ne se fréquentent pas.


La mort s’invite dans ce spectacle comme un personnage. Elle est à sa manière elle aussi un déplacement, un changement de territoire. Quel dialogue l’œuvre et l’artiste entretiennent-ils avec elle ?


Wajdi M. – Ma réponse pourra sembler banale, mais il arrive toujours un moment ou un autre où l’on se dit qu’il vaudrait mieux disparaître pour ne plus encombrer l’espace. Je crois sincèrement qu’un artiste cherche de toutes ses forces le geste qui sera pour lui le suicide artistique. L’artiste qui veut survivre ne fait que trahir ce qu’il aime. C’est ma conviction propre. Et c’est de cela que parle peut-être aussi le spectacle. Certains appellent cela « prendre des risques ». Pour prendre des risques, il faut d’abord être sûr de soi et de la solidité du terrain où l’on est pour se dire « là où je vais est risqué ». Mais pour celui qui n’est absolument pas certain de lui, qui n’a aucune confiance dans le territoire où il se trouve, puisqu’il a le sentiment d’y être entré par effraction, il n’y a pas de prise de risque. Il y a soit le réflexe de vouloir survivre en cherchant coûte que coûte à sauver sa peau, ce qui est une trahison de son engagement d’artiste, soit celui de glisser avec le terrain, chercher la disparition, chercher le rejet. On peut aussi appeler cela le syndrome de la fuite en avant de l’imposteur. J’ai toujours préféré l’imposture à la trahison : c’est sans doute incompréhensible, mais c’est ce que je ressens lorsqu’il s’agit de créer un spectacle.


  • Propos recueillis par Charlotte Farcet, dramaturge, novembre 2019
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