: Entretien avec Carole Thibaut
Propos recueillis par Isabelle Demeyère (septembre 2015)
Vous êtes actrice, autrice, metteuse en scène, depuis une dizaine d’années, vous alternez les grandes formes et les petites formes performatives ; qu’est-ce qui vous a porté à élaborer ce projet que vous avez écrit, que vous mettez en scène et que vous jouerez sur une partie de la tournée ?
J’ai eu l’opportunité de passer une journée sur le plateau d’une grande entreprise du Nord – Pas-de-
Calais de vente de crédits à la consommation, au service contentieux et recouvrement. J’ai pu écouter
les gens qui appelaient pour régler leurs impayés. Et là, toute mon interrogation sur l’économie a
rejoint de façon très brutale la réalité : celle des êtres broyés par le rouleau compresseur du capitalisme
et du libéralisme dans ce cadre très spécifique de la vente de crédit à la consommation. C’est-à-dire
qu’on ne vend plus un produit manufacturé mais de l’argent et de la possibilité de consommation, qui
est souvent synonyme de survie parce qu’en cette période de crise, nombreux sont ceux qui y ont
recours juste pour tenir le coup.
Ce qui a été également violent pour moi, et qui rejoint une de mes obsessions que j’avais déjà
développée dans L’Enfant, drame rural[1], c’est la notion de déresponsabilisation de l’être humain face
à un autre être humain. Protégés par la structuration de l’entreprise, qui développe des principes de
management cultivant le rapport d’obéissance, les salariés sont complètement déresponsabilisés et ne
pensent plus aux conséquences directes de leur propos, ni à leur responsabilité humaine.
Se faire de l’argent sur la vente de l’argent, c’est une activité qui a toujours existé mais aujourd’hui,
alors qu’en France il n’y a plus d’industrie, les organismes de rachat et de vente de crédits se
multiplient, notamment dans le Nord-Pas-de-Calais, où il y a des problèmes économiques et de la
pauvreté, où sont nées les grandes familles de l’industrie française, les grandes manufactures qui ont
délocalisé leur main d’oeuvre et qui se transforment de plus en plus en entreprises à vendre de l’argent.
Le début de votre pièce est très réaliste : le spectateur se retrouve au coeur d’un call center dans une société de crédit, il peut suivre le prompteur du conseiller, découvrir le fonctionnement interne…
Néanmoins votre pièce n’est pas documentaire. Vous avez inventé une société imaginaire…
Pourquoi ce choix en tant qu’auteur ?
Avant d’écrire, j’ai fait beaucoup de recherches documentaires sur le capitalisme familial, dont on
parle peu et qui est très prégnant dans notre économie, où les capitaux sont encore tenus en grande
partie par des familles qui n'entrent pas en bourse, ou dans des limites peu risquées pour préserver
leurs capitaux, et à travers des montages financiers qui leur permettent aussi d’échapper aux fisc.
Au bout d’un moment, j’avais un tel matériau, écrasant dans sa réalité, que j’ai ressenti en tant
qu’artiste comme un effet de sidération. J’ai abandonné très vite l’idée de faire une pièce documentaire
sur le sujet, par crainte d’être plaquée à ce réel tellement désolant et de ne pas arriver à y trouver de
souffle. Et j’ai ressenti le besoin de passer par la fable. Dans mon travail, j’ai besoin du récit, de
personnages, d'histoires humaines ; c'est la base de mon imaginaire théâtral et de ma sensibilité.
J’ai replongé dans une littérature, qui a énormément exploré, en son temps, le début du capitalisme,
celle du XIXe siècle : entre autres, Balzac, qui a énormément parlé du capitalisme familial, de la façon
dont se construisent, sur le dos des hommes, des fortunes colossales ; Octave Mirbeau, Zola et Hugo[2]
bien sûr. Ce qui me bouleverse chez lui, c’est sa foi en l’être humain. C’est ce souffle-là, cette
tendresse humaine-là que j’ai cherchés, sinon je ne pouvais pas écrire : la réalité économique paraît
tellement désolante et implacable. Or si je ne peux plus croire au pouvoir de l’humain, cela devient
insupportable…
Dans Monkey Money, on retrouve quelque chose de la trame des Misérables, si ce n’est que le sexe des
personnages est inversé : c’est une femme, K, à qui un homme, L'Homme, qui va mourir va confier
son enfant, et qui décide d’aller chercher cet enfant dans la misère et de le ramener. Le parcours de K
vis-à-vis de Léa, la fille de L'Homme, c'est le parcours de Jean Valjean vis-à-vis de Cosette, la fille de Fantine. Dans les deux cas, c'est cet humain qui va mourir à cause de la misère qui les rappelle à leur
responsabilité humaine. Et Jean Valjean comme K vont faire de Léa ou Cosette leur fille, c’est-à-dire
déjouer les liens du sang pour inscrire l'enfant dans une autre filiation, basée uniquement sur l'amour et
la solidarité humaines.
Au-delà de cette fable, vous instaurez une parole à plusieurs registres : il y a des dialogues, plusieurs longs monologues, un interlude très poétique juste après le concret du call center, il y a même une chanson du crédit. Pourquoi ce choix ?
Je suis partie du réalisme des voix du call Center qui sont enregistrées par des comédiens
professionnels et non professionnels, pour ensuite évoluer vers la fable. Plus celle-ci avance, plus le
traitement de l’histoire est fantasmagorique, irréaliste, métaphorique. C’est un aspect qu’on retrouve
dans plusieurs de mes pièces : il y a toujours un moment où imperceptiblement on décroche du réel,
comme dans un conte. Et les monologues sont pour moi des décrochages : comme si l’on plongeait
dans l’arrière tête des gens, dans le monde de leurs sensations intérieures. Quant à la partie cabaret, la
chanson du Crédit, c’est quelque chose qui peut très bien exister dans ce type d’entreprises, dans leur
management apparemment "cool" pour s’attirer la sympathie des salariés…
Et puis c'est drôle aussi je crois, parce que l’humain c’est drôle, aussi, dérisoire, ridicule, et
magnifique dans cela aussi.
Vous êtes très engagée sur la parité homme/femmes. Or votre personnage principal, K, est une femme. Est-ce la résultante d’une volonté précise pour un autre éclairage du sujet ?
Ce n’est pas vraiment une volonté mais c'est moi qui écris et je suis une femme. Je m’identifie plus à
un héros femme qu’à un héros homme : mon « Je » est une femme. Souvent mes personnages
principaux sont des femmes et elles génèrent un autre rapport au monde, forcément. Comme la plupart
des pièces qui sont jouées sur scène sont celles d'auteurs-hommes, on a moins l’habitude de voir le
monde à travers ce « je » là, qui est le mien.
Il y a une scène qui m’amuse beaucoup. K, une femme d’une cinquantaine d’années, y fait des avances
au Jeune Directeur, jusqu’à lui proposer le mariage. On n’a pas l’habitude de voir çà alors que c’est
une situation qui existe. Ça m’amuse de voir comme les choses résonnent quand on renverse les
conventions en présentant des réalités mais qu’on n’a pas l’habitude de voir représentées.
Dans cette pièce, je me rends compte a posteriori que c’est très important que K soit une femme, parce
que de fait elle n'est pas "l'héritière", et d’ailleurs le VGDT va désigner comme son fils symbolique et
héritier un jeune homme qui n'est pas de la famille plutôt qu'elle, la fille. K a un rapport complexe
avec son père, elle n’est pas en révolte proprement dite, mais en tant que fille elle n'a pas de place dans
la filiation, elle n'existe pas, elle est "à côté". Beaucoup de grandes familles fonctionnent sur des
modèles patriarcaux puissants, tels que : les hommes dirigent les entreprises et les femmes s’occupent
d’art ou d'humanitaire…Et c'est souvent le cas en politique aussi… Et nous, en tant que femme, de
quoi héritons-nous ? De quoi nous faisons-nous les héritières en l'arrachant ou en nous inscrivant dans
la lignée normale ? Qu’est-ce qu’on peut inventer comme autres liens de filiation ? Comment on se
construit avec ça ?
En fait, la pièce pose la question du capitalisme comme prolongement intrinsèque du patriarcat, dans
ce rapport de passation du bien à celui qu’on reconnait comme son égal, comme son fils.
Il y a pour moi une relation extrêmement forte entre capitalisme et patriarcat.
Chaque personnage pauvre, sauf Léa, trouve son double dans un personnage riche. Comment avez-vous construit votre distribution ? Il y a des acteurs chevronnés et de jeunes comédiens…
J’avais en tête quatre des acteurs quand j’ai commencé à travailler sur le projet.
Thierry Bosc et Michel Fouquet, avec qui j’ai travaillé sur L’Enfant en 2012, et pour qui j’ai écrit dès
le début respectivement les rôles du Vieux Grand Directeur de Tout et du Vieux chez les pauvres pour
Thierry et L'Homme pour Michel. Elisabeth Mazev qui joue K et la mère chez les pauvres, je l'ai
rencontrée au début de l’écriture et la pièce s'est aussi construite en pensant à elle. Et puis j’ai
rencontré Charlotte Fermand, qui va jouer Léa, quand j’ai créé PrintempS à l’Ensatt avec les élèves de
3e année. Je l’ai vu évoluer pendant un an et demi et je crois que c’est une très grande comédienne en
devenir.
Enfin il me restait à distribuer ce personnage tellement complexe du Jeune Directeur, qui est aussi Le
fils dans le monde des pauvres, deux personnages inversés qui demandent une grande maturité
d’acteur et beaucoup de virtuosité car il faut être crédible, tant dans le rôle du brillant jeune cadre
dynamique que dans celui du petit marlou de banlieue. J’ai auditionné beaucoup de comédiens,
jusqu’à L’Ecole du Nord où j’ai rencontré Arnaud Vrech que j’avais vu jouer dans Punk Rock, l’atelier
mené par Cyril Teste. J’ai fait le pari de travailler avec lui, et je ne le regrette pas, tant sur le plan
humain qu'artistique.
Comment avez-vous pensé votre scénographie ?
La scénographie suit la pièce, elle est plus métaphorique que réaliste. On devait travailler sur des
espaces très différents : on est dans le call center, puis dans la rêverie éveillée de cette femme qui
flotte en bordure d’eau, puis dans le monde des riches pour la fête de la Bee Wi Bank, puis dans le
monde des pauvres puis dans un No mans land. On travaille sur le mur qui sépare en deux cette société
(le monde des riches et le monde des pauvres), un mur tout en transparence, qui va petit à petit occuper
différentes fonctions pour finir par disparaître complétement. Le parcours de ce mur raconte
symboliquement le parcours de la pièce comme une méta-narration.
Pour moi la scénographie, c’est aussi en soit une métaphore.
Vous prenez, le 1er janvier 2016, la direction du CdN de Montluçon : quel projet allez-vous y développer ?
J'ai dessiné pour le CDN un projet est axé sur les écritures contemporaines, que ce soit de plateau, du réel, numériques ou performatives, auquel j’ai associé une vingtaine d’artistes dont les oeuvres et les parcours résonnent dans toutes ces formes d’écritures. Il s'agit de continuer à développer tout le travail qui a été fait sur le territoire là-bas : Le CDN de Montluçon est un lieu symbolique de l'histoire du théâtre en France sur le plan de l’engagement et de la décentralisation. Et il s’agit aussi de développer un vrai centre de création puisque c’est un lieu ouvert sur le monde où on peut travailler à l’abri des bruits du monde.
Notes
[1] L’Enfant, drame rural, Carole Thibaut (2012, Ed. Lansman)
[2] citation d’Hugo en exergue de Monkey Money : La nuit était sans étoiles et profondément obscure. Sans doute, dans l’ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées, attendant l’âme. Les Misérables. Livre 9-V Nuit derrière laquelle il y a le jour.
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.