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Mes frères

+ d'infos sur le texte de Pascal Rambert
mise en scène Arthur Nauzyciel

: Glossaire, associations, contradictions et alliances des contraires

Dialogue souterrain


Depuis longtemps, Pascal Rambert me disait qu’il désirait écrire une pièce que je mettrais en scène. C’est un acte fort que de confier son écriture à un autre artiste. De la même manière qu’il pense aux acteurs pour qui il écrit, il a pensé à moi en tant que metteur en scène et a pris pour point de départ deux de mes spectacles, Ordet (La Parole), qui l’avait beaucoup marqué et Le Musée de la mer. Cela a irrigué et nourri la rêverie qui prend corps dans Mes frères. Nous nous appuyons, dans le travail de répétitions, sur cette histoire souterraine. Je m’étais engagé à créer le texte quoi qu’il arrive. Je n’avais vécu cette expérience, cette délégation d’un auteur à un metteur en scène, qu’avec Marie Darrieussecq, lorsqu’elle a écrit pour moi Le Musée de la mer, pour le Théâtre national d’Islande en 2009.
Il est très émouvant ce dialogue souterrain d’inconscient à inconscient. Cette (quasi) divination dans les méandres de l’écriture, je la pratique pour tous les auteurs que je mets en scène, mais c’est encore plus troublant lorsque c’est quelqu’un que vous connaissez et qui vous adresse son texte. Tant de mois ou d’années de travail que vous recevez un jour et lisez fébrilement. Avant, à votre tour, de vous en emparer et de vous mobiliser pour lui donner forme.
C’est en partant de son souvenir d’Ordet (La Parole), qui se tient dans le climat hostile d’une région isolée et sauvage au nord du Danemark, de l’imaginaire que cela a éveillé en lui, ainsi que les voix et les corps de ses interprètes principaux, Pascal Greggory et Frédéric Pierrot, que Pascal Rambert a écrit Mes frères. Après avoir vu Marie-Sophie Ferdane dans La Mouette, il lui a écrit Argument. Et il voulait continuer d’écrire à partir d’elle. Enfin, il a voulu que je joue dans Mes frères, ce qui n’était à priori pas mon souhait, mais je pense que cela faisait sens pour lui alors qu’il écrivait Architecture. Quant à Adama Diop, pour qui le rôle n’était pas écrit au départ, nous l’avons choisi ensemble.


Oppression et vengeance


Pascal Rambert voulait raconter l’histoire métaphysique et épique d’un rapport d’oppression qui s’inverse. Il parle de la revanche d’une femme (qui est revanche de toutes les femmes) contre les brutalités et les tentatives de possession qu’exercent sur elle des garçons. Marie-Sophie Ferdane évolue parmi quatre frères (Pascal, Frédéric, Adama, moi-même) dont elle est la servante.
Ils la maltraitent, la convoitent, la désirent, la brutalisent, l’oppriment, la briment. Sa vengeance sera radicale. Il y a, dans le texte, des choses de l’ordre du cannibalisme. Bien sûr, on est dans la symbolique, le poétique. Lorsqu’elle prend la parole cette parole est collective et épique. C’est la parole de la libération.


Sexe et rituel


L’histoire est proche d’une fable ou d’un conte. C’est la nuit, chacun des frères rêve. Ils se reprochent d’ailleurs de faire irruption dans leurs rêves réciproques. Dévorer le rêve de l’autre, c’est un acte terrible. Ils vivent seuls, au cœur d’une forêt. Ils sont bûcherons. Ils sont littéralement obsédés par la servante qui, amoureuse d’un jeune homme croisé dans la forêt et ne supportant plus leurs assauts et son enfermement, les assommera, les cuisinera et les servira à table, où, ignorants de sa vengeance, ils se mangeront les uns les autres. La dimension sexuelle est très présente.
C’est érotique, presque pornographique. Mais cette veine-là est réinvestie dans un champ imaginaire. Entre rêve et cauchemar, les personnages sont en proie à la folie permissive de la fiction. Il s’agit d’un rituel. Le possible de l’acte sexuel est évoqué mais jamais accompli. Ils subissent le pire de la frustration. Ils n’en peuvent plus.
Tout passe par la parole. Même si elle est dure ou crue, elle n’engendre aucune situation réaliste sur le plateau où, pourtant, tout est réel. Ce réalisme est un leurre qui se trouble d’un onirisme fait de fantasmes dont l’accomplissement, par la parole, nous fait dériver vers la fable puis le cauchemar.
On pense, bien sûr à Thyeste de Sénèque, à Titus Andronicus de Shakespeare. C’est épique. Ça convoque les mythes du théâtre, l’origine de la tragédie. Ça convoque aussi le conte, avec ce qu’il faut d’animalité pour créer un imaginaire puissamment fantasmatique, une version trash de Boucle d’or qui n’existe essentiellement que dans la langue, même si la parole, comme souvent chez Pascal Rambert et chez moi, s’avère performative.


Rire et effroi


Le langage est très travaillé. Poétique, lyrique ou trivial, comme si les personnages se laissaient entraîner par les possibilités de la langue sans jamais oublier le réel dont elle est issue. Avec les mots, ils créent des images, des mondes dont on ne sait plus le degré de réalité. Probablement pour survivre à la solitude, l’isolement, la frustration. Pour nous, les acteurs, jouer ce texte est extrêmement drôle, il y a une folie, un humour rageur qui me plaisent beaucoup. On parle quand même d’hommes qui font des déclarations d’amour à des scies sauteuses... Il y a du jeu, en permanence. C’est un texte tendu entre le rire et l’effroi.
L’effroi est lié à l’intime. On nage dans les eaux profondes de l’inconscient, ce qui n’est jamais joli. Cette forme du conte, ou du rituel, permet de révéler ce qui, en nous, relève de l’animal, ou ce qui est déviant. C’est pour cela que ce qui se raconte, se dit, se vit, reste profondément humain.Nous vivons aujourd’hui dans la peur de ce qui nous constitue, nous structure. Nous nous cachons sous tant de peaux, de vernis et de mises en scène de nous-mêmes que nous occultons de quoi nous sommes réellement faits. Ce que dévoile le texte de Pascal Rambert, c’est précisément ce qui nous fonde. Il faut évacuer toute idée de jugement et de morale pour aborder cette pièce, comme on pourrait le dire du théâtre ou de l’art en général. Ce qui relève de la pulsion échappe à la morale. Et la fiction en permet l’avènement et l’épanouissement. Le jour où on nous empêchera d’accéder à ces espaces, les gens deviendront fous. On en crèvera. Il y a quelque chose de salutaire dans la pièce. Comme une échappatoire.


Corps et épuisement


Plus que de sexualité, la pièce parle du corps et de ce dont il est capable. Or ce corps est malmené dans tous les sens. Je suis sidéré par l’engagement physique constant que la pièce va demander aux acteurs. Ce qui relève de la sexualité devient anecdotique par rapport à ce que nous allons devoir accomplir physiquement pendant la représentation.
Ce sont nos corps au travail qui mettront cette sexualité en jeu. Les actions physiques, les monologues, les scènes de table, tout va être difficile. Il y a quelque chose de l’ordre de l’épuisement que provoque l’écriture de Pascal Rambert. Je l’ai toujours éprouvé en tant qu’acteur, c’est fou comme cette écriture engage. Mais là, en plus, il y a des activités physiques incessantes, et ce qui va se passer sera de l’ordre d’un dépassement de soi vraiment épuisant. Jusqu’à l’anéantissement. Il va falloir qu’ils se mangent les uns les autres pour que ça s’arrête, que cette violence, cette ébullition de la parole cessent. Mais c’est ce que nous aimons dans l’écriture de Pascal Rambert : elle nous pousse à aller chercher en nous des ressources insoupçonnées. Ce challenge est très jouissif. Avant chaque représentation, on a mal partout, pas envie d’y aller, et en même temps, c’est terriblement excitant. Et dans cette pièce, il y a tellement matière à jeu, de situations, d’actions, de moments de vie que l’on a rarement l’occasion d’explorer en tant qu’acteurs, c’est un cadeau.


Défi et jeux


Dans Mes frères, Pascal Rambert s’est « lâché » : à la fois dans la langue mais aussi dans les thèmes. C’est un auteur très structuré. Quand il se met à écrire, tout est très clair dans sa tête. Mais il y a également chez lui de la place pour l’inconscient, l’instinct, le désir, quelque chose de quasi chamanique. Il a une étonnante capacité à deviner des choses des acteurs et actrices pour qui il écrit, des choses très intimes qu’il ignore mais devine en écrivant, en rêvant à eux. Il sait aussi qu’il a affaire à des gens joueurs. Il nous donne matière à jouer, place volontairement dans son texte de vraies difficultés pour l’acteur. C’est dur à apprendre, à dire, c’est plein de pièges.
Il nous complique la vie parce qu’il sait que nous aimons ça. Il me met aussi au défi sur le plan de la mise en scène. Il y a des choses compliquées à résoudre théâtralement, mais là aussi c’est un jeu, un dialogue, une délégation. Lorsqu’il introduit dans son texte un hibou, du feu, des objets qui parlent, et toutes sortes d’accessoires dont lui-même ne s’encombrerait pas, je reconnais sa foi dans le théâtre et dans notre capacité à résoudre les défis qu’il nous propose. Je créé un dispositif, avec un espace, des acteurs, des collaborateurs artistiques. Puis le processus de mise en scène se met en marche. Comme disait Truffaut dans La Nuit américaine, les films, comme les spectacles, sont des trains qui avancent dans la nuit. On est toujours étonné par la forme que prend un spectacle. Ce qui est ici d’autant plus excitant c’est qu’on est dans l’inconnu. Contrairement aux textes classiques, nous n’avons pas de références. On s’installe aux commandes d’un OVNI, sans savoir vers quelle destination il nous mènera. C’est une chance de participer à la construction et l’élaboration d’une écriture qui est en train de marquer son époque. Ça n’arrive qu’une fois par génération de participer à ça, d’être de cette aventure-là.


Femme et servante


Marie-Sophie Ferdane est très présente sur le plateau et son corps ou ses gestes parlent autant que sa voix. Je ne la perçois pas comme la mère ou la sœur. Ce serait réducteur. Elle n’est pas davantage la mère de toutes les femmes, ce que pourrait induire son prénom, Marie. La question du personnage m’importe peu. Ce qui est intéressant c’est qu’elle se révolte contre toutes les résignations et contre l’acceptation que les rapports entre les femmes et les hommes, entre les dominants et les dominés sont injustes et qu’il faut malgré tout vivre ensemble. Marie-Sophie Ferdane, donc, est la servante. Un rôle qui est à la fois le centre de l’attention et le poste d’observation.
Elle a cette double place qui n’est pas antinomique. Elle est l’entrée du spectateur dans le spectacle. Le bras armé du spectateur puisque c’est elle qui va venger l’ensemble des spectatrices. Elle est observée et observatrice. Elle est une voix de la raison quand les garçons sont dans le fantasme et le délire. Elle est la voix juste.


Bois et métal


Pascal Rambert dit de sa pièce qu’elle est animiste. Les personnages vivent dans un monde sans dieu. Leur rapport au divin existe dans le rapport à la nature. Les frères sont, au fond, les nains de Blanche Neige, qui avec son hibou ou son prince, s’ancrent dans une cosmogonie hors sol. Or, il nous faut un espace réel. Le rêve et le rituel doivent naître dans un lieu qui a une matérialité. Mais dans le même temps, il nous faut dépasser le naturalisme et inscrire cette réalité dans un mode plus vaste et plus métaphysique. Dehors, tous les arbres sont empilés sur le sol, c’est comme s’il n’y en avait plus, il n’y a plus de bois, ils ont tout coupé, tout détruit, alors qu’à l’intérieur, tout est métal, à l’image des scies que manient les garçons. Bois dehors, métal dedans, où la lumière peut jouer son rôle. Nous avons imaginé cet espace, en forme de citerne, arrondi et haut, où l’escalier est une pente glissante.
Nous nous ancrons dans un monde réinventé où cohabitent le micro (l’inconscient, le rapport homme femme, la pulsion) et le macro (le caractère épique et tragique, la destruction de la forêt, des animaux). Nous sommes dans quelque chose d’intime et d’universel. Ce théâtre, plus vertical qu’horizontal, est relié au mythe, mais il évoque aussi Massacre à la tronçonneuse ou Théorème de Pasolini. La force de la pièce est d’être contemporaine, sans pour autant en référer à l’actualité. Cela passe par la poésie et le mystère. Il est temps de réinjecter du mythe, de la cosmogonie pour sortir de la pression qu’exerce sur nous l’actualité et faire un pas en avant dans notre compréhension et notre ressenti du monde.


Collaborations


Je travaille depuis très longtemps avec une même équipe : Riccardo Hernández, scénographe et Scott Zielinski à la lumière depuis Julius Caesar à Boston en 2008, Xavier Jacquot, créateur sonore, José Lévy, artiste venant de la mode, aux costumes et accessoires et Damien Jalet à la chorégraphie. Nous essayons de construire un monde qui a sa cohérence. Un théâtre conventionnel, dans le sens où c’est complètement du théâtre, mais dont on change les conventions. Ce qui commence par une sorte de conscience collective et partagée du langage. Les acteurs jouent et parlent la même langue. Il n’y a bien qu’au théâtre qu’on peut faire en sorte que les gens parlent et entendent la même langue.


Avec Damien Jalet, nous développons un vocabulaire physique, comme on développerait un vocabulaire textuel. Nous créons une ligne physique avec les acteurs, une ligne collective qui passe par le mouvement, connectée au texte. À partir de ce que raconte le spectacle nous produisons un ensemble de gestes que les acteurs vont se partager afin de créer cette ligne physique commune, parallèle à celle du texte. Il faut une cohérence des mouvements et des déplacements pour donner le sentiment d’une communauté sur le plateau. Le rôle de Damien est surtout celui d’un regard extérieur, d’un collaborateur artistique, il est l’œil en lequel j’ai absolument confiance, après 13 ans de travail en commun. Avec Xavier Jacquot, cela fait 20 ans. Depuis mon premier spectacle. Je mets beaucoup de musique de côté, je rêve le spectacle à partir de la musique, pas toujours celle qui sera dans le spectacle d’ailleurs. Le travail avec Xavier est très important. Le son c’est de l’espace. C’est un outil dramaturgique aussi important que la lumière. Avec le son, on peut changer une chronologie, ajouter des plans, des niveaux de lecture et de sens. Je traite le son de manière assez cinématographique. Il y aura de la musique probablement et la matière sonore fabriquée par Xavier afin de créer une atmosphère de bout du monde, d’évoquer le rituel comme le cauchemar, l’animalité et l’abandon.


  • Arthur Nauzyciel, propos recueillis par Joëlle Gayot, à Rennes, le 21 janvier 2020
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