: Entretien avec Sarah Vanhee
Propos recueillis par Thomas Hahn
Vous créez à la fois pour la scène et l’espace public. Comment articulez-vous les deux approches ?
Sarah Vanhee : Je viens du spectacle vivant et j’aime donc revenir à la scène de temps en temps. J’aime créer pour la boîte noire quand celle-ci offre l’espace qui convient pour un sujet spécifique, mais ce n’est pas toujours le cas. Je commence toujours en choisissant un thème et le mode sur lequel je veux m’exprimer. Ensuite je décide quel espace, environnement ou média se prête le mieux au projet. Cela peut être un théâtre ou bien un parc, une prison ou des espaces domestiques.
Avec votre projet Lecture For Every One, vous intervenez parfois dans un contexte de réunion en entreprise. Dans bodies of knowledge, vous rencontrez des passants dans l’espace public, sous une tente colorée. Dans undercurrents, vous orchestrez les cris d’amateurs et avec Unforetold, vous avez créé un format pour enfants de huit à onze ans. Vos créations sont donc atypiques et on pourrait ajouter que vous cherchez probablement à développer un effet direct sur les participants en changeant leur façon de penser et de ressentir. Vous considérez-vous comme une « artiviste » ?
Sarah Vanhee : Il est vrai que je préfère parfois travailler en dehors des théâtres parce que cela me permet de rencontrer des gens qui n’y entreraient pas. Mais le terme d’”artiviste” ne me convient pas. J’aime créer des environnements poétiques, pas des pamphlets. Je cherche à avoir un impact direct, mais pas à travers une pratique de militante. Je mets l’être humain au centre de mes démarches parce que je pense que l’art permet aux gens d’entrer en contact avec eux-mêmes pour arriver à s’exprimer de manières différentes, de se réinventer et d’imaginer d’autres réalités, ce que la société dominante ne permet généralement pas.
Par contre, vous dites de vous-même que vous êtes féministe, mais Mémé semble être votre première création qui relève d’une thématique spécifiquement féminine.
Sarah Vanhee : Le féminisme concerne tout le monde, comme
le dit bell hooks, penseuse importante du féminisme afro-américain, parce que le féminisme lutte contre chaque forme d’oppression. Pour le féminisme intersectionnel, personne ne sera
libéré tant que la personne la plus opprimée ne sera pas libérée.
L’oppression structurelle de certains groupes de la population
ne concerne bien sûr pas que les femmes. Cette oppression
est aussi liée à la couleur de peau, à l’âge, à la sexualité, à
la capacité physique ou mentale, et à la classe sociale par
exemple, ce qui est le cas chez mes deux grand-mères. J’aime
dans mon travail en général raconter des histoires et parler de
gens qui restent invisibles dans un régime dominant.
Mémé raconte l’histoire de vos deux grand-mères, des mères dont les vies ont été dédiées au travail de la terre et à l’éducation de leurs enfants.
Sarah Vanhee : J’ai voulu depuis longtemps faire une pièce
dédiée à Mémé et Oma et aux vies qu’elles avaient vécues.
Mémé avait neuf enfants, vingt petits-enfants et a maintenant
trente-quatre arrière-petits-enfants. Oma avait 7 enfants. Elles
ont traversé la Seconde Guerre Mondiale qui a profondément
marqué cette région. Elles étaient femmes au foyer, ont arrêté
l’école à douze ans. Le mari de Mémé a travaillé en France,
dans la culture de betteraves et de chicorée. C’était un couple
très modeste. Oma venait d’une famille d’agriculteurs et ils
étaient un peu moins pauvres.
C’est donc aussi l’histoire d’une
région, du catholicisme et des structures patriarcales. Il est
très important pour moi d’évoquer l’histoire des femmes, étant
donné que l’histoire de l’Europe occidentale est racontée par
les hommes et plus particulièrement par ceux qui ne font pas
partie de la classe ouvrière.
Mémé est le terme français pour grand-mère, Oma le terme flamand et allemand. S’agit-il d’une manière de les désigner pour aider le public à les distinguer ?
Sarah Vanhee : Non, je les appelais réellement de ces noms.
Mémé est effectivement le terme pour la grand-mère dans la
Flandre occidentale. Cette région a été fortement influencée
par la France et a été occupée par des nations diverses. J’y ai
vécu jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Ensuite je suis partie étudier
à Louvain, puis à Amsterdam. Aujourd’hui je vis et travaille à
Bruxelles. Créer cette pièce sur mes grand-mères est aussi
une manière de répondre à une nécessité de regarder mes
origines géographiques et sociales. Je leur suis reconnaissante
car elles ont contribué à rendre possible la vie que je mène
aujourd’hui. Et j’ai compris que je porte en moi quelque chose
de leur expérience de vie et de leurs traumatismes.
Cherchez-vous à reconstituer sur scène l’environnement dans lequel vivaient vos grand-mères ?
Sarah Vanhee : Il est important de tisser quelques fils en
leur direction et les parties autour de mes grand-mères se
déroulent effectivement autour de leurs lieux de vie respectifs, le spectacle étant nourri de mes propres souvenirs et de
conversations avec mes parents et quelques autres membres
de ma famille. La langue aussi est importante.
Je dialogue ici
avec ma famille dans le dialecte de la Flandre occidentale que
je parlais avec mes deux grand-mères. Mais dans la pièce mon
fils de huit ans est également présent, par des vidéos tournées
dans notre appartement. Avec lui je parle en néerlandais, il
n’a pas connaissance du dialecte. Je m’adresse au public en
anglais, langue que je parle le plus couramment dans ma vie
professionnelle. Je suis donc reliée à mes différentes facettes,
au passé, au présent et à l’avenir. Mais le théâtre permet de
créer un environnement plus fictionnel.
Quels langages scéniques employez-vous ?
Sarah Vanhee : La relation entre moi et mes grand-mères
passe par différents vecteurs. Je dialogue avec deux poupées
à taille humaine qui sont très douces. Je peux les serrer dans
mes bras.
Dans leur réalisation, j’ai été beaucoup aidée par la
marionnettiste et conceptrice d’objets Toztli Abril de Dios que
j’ai connue au Mexique il y a quatre ans. Mais j’incarne aussi
Mémé par mon propre corps, alors qu’Oma est représentée
par un théâtre d’ombres. Il y a aussi une sculpture paysagère
qui fait huit mètres de long et que nous appelons « le lit ».
L’artiste sonore Ibelisse Guardia Ferragutti joue également un
rôle important. Avec toute cette matière, nous construisons un
espace intimiste et féministe où je peux rencontrer mes deux
grand-mères pour leur donner des choses qu’elles n’ont pas
reçues dans leurs vies. J’essaie de célébrer la vie avec elles
et de les enterrer à nouveau, peut-être un plus heureuses.
Les spectateurs peuvent ainsi se connecter à leurs propres
ancêtres.
- Propos recueillis par Thomas Hahn
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