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Mauser

mise en scène Jean-Claude Fall

: Entretien avec Jean-Claude Fall

Joëlle Gayot -Vous créez, en diptyque, les pièces de Brecht et de Müller, en donnant à voir et à entendre le projet original de Brecht qui inclut la présence de plus de trente choristes sur le plateau. Quelles sont vos motivations ?


J.C.F. - Ce diptyque fait suite aux Trois Sœurs de Tchekhov que je viens de mettre en scène. Mon idée initiale était de bâtir un triptyque sur le thème de la révolution, à partir de la Révolution russe, mais en la dépassant.
Dans Les Trois Sœurs, il y a cette image de la révolution, née dans la profondeur de champ de la lecture. La révolution porteuse d'espoirs et qui arrive, qui avance, qui va changer la vie. Je pense que le héros caché de la pièce de Tchekhov, c'est l'espoir de la révolution.
Le second volet de ce triptyque est donc la pièce de Brecht, La Décision, souvent appelée " oratorio païen ". On pourrait l'intituler également " opéra sans chanteur ". C'est un opéra de Hanns Eisler, avec un livret de Bertolt Brecht, dont le héros est un chœur, dit " de contrôle ". Ici, nous sommes dans l'expérience concrète de la révolution, avec ses batailles idéologiques, ses stratégies de prises de pouvoir, et surtout, cette question dominante qui traverse la pièce, la question posée à tout mouvement voulant faire basculer une culture et une civilisation : est-ce que la fin justifie les moyens ? Jusqu'à quel point peut-on le prétendre ou encore, l'idéal que l'on défend donne-t-il un droit à tuer ? Ce propos concerne aujourd'hui bon nombre de mouvements mystiques, religieux ou pas, qui s'expriment à travers une violence extrême. Dans La Décision de Brecht, le jeune homme est tué par les agitateurs parce qu'il mettait en échec, par son comportement, leur idée du processus révolutionnaire.


La question est justement perverse : il est tué parce qu'il est dangereux !


Certainement, mais, dans ce cas, le fait de ne pas être d'accord avec lui donne-t-il pour autant le droit de le tuer… Cela étant, Brecht a le chic pour poser des questions de façon tellement aiguë que même dans ses textes didactiques, il est difficile de s'en tirer par une pure affirmation idéologique. Si l'on examine ses pièces apparemment les plus simples, elles se révèlent, au bout du compte, d'une terrible complexité.


En fait, il n'y a rien de manichéen dans les propositions de Brecht qui sème le doute sous une illusoire simplicité du raisonnement ?


Absolument ! A cet égard, les réactions du public, des critiques et des médias sont extrêmement éloquentes, au moment de la création, en 1930. La Décision a entraîné un double scandale. Il y a eu le refus des responsables du Festival de Berlin qui ont censuré la pièce. Mais Brecht et Eisler l'ont malgré tout montée au Grosses Spielhaus de Berlin, à la manière d'un manifeste contre le Festival, en engageant des chœurs et un orchestre amateurs. La représentation a connu un fort succès mais elle a généré une intense polémique sur ses interprétations. Certains pensaient que c'était un scandale car elle faisait l'éloge des purges staliniennes, et d'autres pensaient que c'était un scandale car elle était une critique violente du bolchevisme.


N'est-ce pas invraisemblable que deux lectures aussi antagonistes puissent être faites de cette pièce ?


Brecht va au bout d'une écriture qui est très proche des êtres qu'il décrit. Et même si les personnages ont l'air d'être caricaturaux, il y a une profondeur d'humanité incroyable qui se dégage d'eux. Brecht est un auteur qui pousse la logique dans ses derniers retranche-ments, jusqu'à ce qu'elle se révèle sans réponses. Elle atteint alors, dans cette sorte d'exacerbation, un point de non-retour.


Allez-vous, dans le spectacle, tenter de mettre en évidence les rouages et les mécanismes de cette logique telle que la développe Brecht ?


Ce n'est pas vraiment mon propos. Depuis soixante-dix ans qu'existe cette pièce, le regard qu'on peut porter sur les moments de l'histoire qui l'ont vu naître est différent. Armés de cette distance critique, nous pouvons, aujourd'hui, regarder la pièce et écouter le débat qu'elle a soulevé. Nous allons essayer d'en rendre compte, mais avec cette distance qui nous permettra, sans doute, d'être moins simplistes dans nos prises de position et sans esprit partisan. Les questions évoquées dans la Décision font désormais partie de l'histoire.


Un regard enrichi de tout ce que le xxe siècle a traversé comme conflits !


Un regard chargé d'événements pas si vieux. Il y a un peu plus de dix ans, le mur de Berlin s'effondrait. Il y a quelques mois, les tours du World Trade Center étaient abattues. Nous lirons la Décision aujourd'hui d'une manière que ne cesse d'éclairer autrement ce qui se passe dans le monde, des aventures de l'extrémisme libéral à celles des intégrismes religieux. Elle est chaque jour plus intelligible que jamais.


Revenons au projet du spectacle. Un diptyque composé en première partie de Brecht. Et en deuxième partie ?


Le deuxième volet est Mauser d'Heiner Müller. Il s'agit là d'une réflexion virulente, rapide, vive, acérée sur le prix à payer. La question que pose Müller est la suivante : si le prix à payer pour la conquête de la liberté est la liberté elle-même, si le prix à payer pour faire la révolution, ce sont les valeurs même que la révolution porte en elle, est-ce que ce n'est pas là la preuve que nous ne sommes pas sur le bon chemin ? Comme disent les personnages : à quoi bon ? Cette question est en fait conclusive. Elle mène à une critique radicale du chemin dévoyé que certains mouvements révolutionnaires ont pris, prennent et prendront, car ce phénomène est récurrent.


Proposer Mauser, d'Heiner Müller, à la suite de la Décision, de Bertolt Brecht, est-ce votre façon à vous de reprendre le flambeau, de répondre à la question de Brecht, que prolonge et poursuit Müller ?


Les choses pourraient se formuler de la sorte. Rappelons que Müller a écrit Mauser, en réponse et en prolongement à la Décision. Mettre les deux pièces côte à côte est logique et historiquement justifié. Brecht écrit dans un moment donné de l'histoire. Müller, quarante ans plus tard, ajoute ce commentaire, en écho, avec les quarante ans de son histoire à lui vivant en Allemagne de l'Est. Et nous lisons tout ça, aujourd'hui, trente ans plus tard, avec ce qui se passe actuellement et qui est particulièrement dangereux.
J'avais donc envie que nous nous reposions un certain nombre de questions fondamentales, fondatrices, vitales, autour de la question de la révolution. Je trouve que nous nous mettons très à l'écart de ces problématiques, comme si elles étaient obsolètes. Certes, nos pays ne sont pas touchés de front. Mais le monde entier, en dehors de quelques états socio-démocrates riches de l'Europe, ou des Etats-Unis, qu'il s'agisse de l'Afrique, de l'Amérique du sud, de l'Asie, évidemment le Moyen-Orient, etc., ce monde vit jour après jour la problématique de la révolution. Cette problématique portée par des utopies d'où qu'elles viennent est à l'œuvre. J'aimerais qu'on ne perde pas le fil de cette nécessaire réflexion, sans elle nous ne comprenons pas le monde.


Cela paraît incroyable que personne n'ait monté le diptyque auparavant, alors que Mauser a été écrit en 1970. Pourquoi ?


La Décision a été une pièce interdite très longtemps. Il y a eu la censure exercée par le Festival de Berlin en 1930. Mais après avoir proposé le texte au public, Eisler et Brecht eux-mêmes ont été effrayés de l'effet produit et de toutes évidences, on a voulu la cacher aux regards, la dérober aux désirs de mise en scène. Brecht a même affirmé qu'elle n'était pas écrite pour être représentée. Une sorte d'autocensure s'est mise en place qui s'est prolongée jusqu'à peu, seulement 4 ou 5 ans. Alors, très parcimonieusement, des droits ont été délivrés par les héritiers de Brecht et Eisler, qui avaient maintenu la pièce hors du circuit théâtral. Quelques représen-tations ont eu lieu, jamais dans la version pleine et entière. C'est une des toutes premières fois qu'une version très fidèle à la version originale pourra être vue.


Est-ce la raison pour laquelle vous respectez intégralement le dispositif original prévu par Brecht ?


Absolument. Au début, je voulais faire une version " économique ", me limiter à la pièce et rendre compte de l'écriture d'Eisler par des citations. Mais lorsque nous avons trouvé les partitions et écouté sa musique, nous avons compris qu'elle était le cœur de l'ouvrage et qu'il fallait rendre compte, sans les dissocier, des deux écritures conjuguées, celles de Brecht et Eisler. Faire entendre cette musique dont le compositeur pensait qu'elle était un de ses chefs d'œuvre.


Comment se passe l'articulation du diptyque dans le temps et l'espace ?


La Décision dure environ 1h10 et Mauser, qui est une pièce " coup de poing ", à peu près vingt minutes. Un changement radical de dispositif et de distribution aura lieu entre les deux, même s'il s'opère dans la continuité. Le chœur présent dans la Décision disparaîtra dans Mauser. Je marque une rupture radicale entre les traitements. Ils seront opposés sans être pour autant étrangers.
Les deux pièces sont forcément reliées. Le geste final de Brecht amène au premier geste de la pièce de Müller. C'est un ricochet, un rebond. La pièce de Müller repart et nous amène à aujourd'hui.


Il y a un côté ludique chez Brecht, un plaisir du théâtre et du jeu, qui disparaissent chez Müller, dont le texte est beaucoup plus sombre, incandescent.


La Décision démarre par l'aventure presque drôle de ces quatre jeunes qui vont porter le message révolutionnaire en Chine. Ils racontent comment ils se sont comportés, et aussi comment ils ont tout raté, car c'est l'histoire d'un grand ratage, celui de la Révolution russe, même si on peut en tirer aussi des conclusions intéressantes pour aujourd'hui. Mais quand arrive la fin de la pièce de Brecht, un couperet tombe brutalement. Un rideau noir, un nuage lourd s'abat sur nous, et c'est là que se trouve le cœur de Mauser, qui s'écrit précisément dans cet endroit très noir où aboutit la pièce de Brecht.


Est-ce maintenant le bon moment pour convoquer Brecht et Müller sur la scène du théâtre ?


La question de la pertinence de les monter aujourd'hui se posera, et c'est normal. Le monde est en proie partout à ces types de questions. Il est important de ne pas être innocent, mais au contraire, d'élaborer une pensée, qui se développe historiquement.
La Décision n'est plus objet de polémique. Cela a pris soixante-quinze ans pour qu'elle devienne un objet pour penser l'histoire.

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