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Loin de Corpus Christi

mise en scène Jacques Lassalle

: Questions de David Lescot à Christophe Pellet

Tu fais partie des rares dramaturges d’aujourd’hui qui s’emparent d’une matière historique. Loin de Corpus Christi évoque la période du maccarthysme aux États-Unis, mais aussi la fin du communisme en Europe de l’Est. On effectue des va-et-vient à travers différents temps du XXe siècle. Cette histoire est à la fois très réelle (des personnages vrais : Richard Hart ou même Bertolt Brecht), et comme déréalisée, mythifiée. Quel rapport entretiens-tu avec notre histoire dans ton théâtre?


CHRISTOPHE PELLET : S’il y a une présence de l’Histoire, elle passe par l’individu et ses “petites” histoires. Ces histoires individuelles, que ce soient celles de figures emblématiques ayant existé, ou celles de personnages issus de mon imagination, sont indissociables de l’His - toire universelle. Et lorsque j’écris je ne différencie pas mes personnages (a priori imaginaires) de ce que je suis réellement : là encore c’est indissociable. La dimension historique passe aussi par la durée : passage d’un siècle à l’autre et fuite en avant (le texte s’achève en 2050), fin de cycles… Une durée traversée par le politique (l’évocation de courants idéologiques), mais aussi comme tu le dis si bien, par une volonté de déréaliser l’histoire : cas - ser le continuum historique et les réflexions savantes, par l’irruption de brisures irrationnelles et par la présence fascinante des images : à la fois savantes et irrationnelles. Toute évocation historique entraîne une forme de nostalgie. Cette perception nostalgique du temps qui annihile tout désir de révolution, c’est ce à quoi s’oppose Norma, l’un des personnages : pour elle « Le temps est ici et là » (Guy Debord). Pas de continuum, pas d’histoires, mais un chaos contradictoire : là ce joue mon rapport à l’histoire et au théâtre.


Dans ta formation, dans ton parcours, le cinéma tient une place importante. Jacques Lassalle, qui va créer ta pièce, est lui aussi un grand connaisseur du cinéma hollywoodien. De quelle manière fais-tu entrer le cinéma dans ton théâtre?


CH. P. : Figaro divorce d’Ödön von Horváth que Jacques Lassalle a mis en scène à la Comédie-Française, est l’un des plus beaux spectacles auxquels j’ai assisté ces dernières années : la réflexion sur le temps (historique et privé), la maîtrise de la durée (par une scénographie très fluide), le jeu des acteurs, l’irruption d’instants poétiques, la maîtrise de l’espace accordée à la présence palpable du chaos, les images scéniques, références di - rectes à la peinture et au cinéma, m’ont mis dans un état d’hypnose tel que je peux l’être parfois au cinéma. Nous sommes hantés par le cinéma dans le concret de nos écritures, textuelles et scéniques. Les grands cinéastes sont aussi de grands praticiens de théâtre : Visconti, Bergman, Fassbinder… J’aime la théâtralité de leurs films, affranchie de tout réalisme (au cinéma le réel sera toujours plus fort que sa restitution dans la fiction qui me semble souvent une tentative incertaine, une sorte d’embaumement, parfois sublimé par le corps et le visage de l’acteur). Le jeu de l’acteur est porteur d’étrangeté, de décalage, d’inquiétude… Je tourne actuellement un film avec Stanislas Nordey : ce qui m’intéresse, c’est de filmer son jeu particulier. Dans mes films, la fable m’importe peu, je privilégie l’improvisation, les silences, la matière et le corps de l’acteur.


Penses-tu, comme moi, que le théâtre soit affaire de fantômes?


CH. P. : La représentation théâtrale est un réel sublimé et fantomatique, un monde parallèle au nôtre. Et plus encore au cinéma : rien que des ombres, une foule de morts… Que nous idolâtrons parfois mais que nous oublions le plus souvent. L’artiste est dans la recherche constante de fantômes. Il va à l’encontre du réel par sa volonté folle de lui donner un sens, une élévation, une beauté, une harmonie, ou de révéler son scandale… Il est en lutte avec ce réel borné, formé de matières, être et choses, et qui n’apporte aucune réponse, aucune consolation, si ce n’est celle du chaos originel d’où nous venons et où nous retournerons. L’artiste refuse ce destin, il crée son propre monde, mais il demeure un « spectre » (vision hugolienne de l’artiste comme un voyant), passeur du monde visible à celui invisible… Comme le scientifique, il s’interroge, il cherche. Créer des fantômes, pour la scène et l’écran, c’est affirmer cette paradoxale présence/ absence que constitue notre vie même… Nous créons des fantômes, de l’illusion, pour ne plus être seul. Avant d’être un aveuglement, c’est une consolation.

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