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Loin de Corpus Christi

mise en scène Jacques Lassalle

: Un théâtre de l’exil

postface de Loin de Corpus Christi, Édition L’Arche 2006

JOHANN C’est la réalité. C’est la beauté.
ANNE La beauté, la réalité ?
Alors, je me suis trompée. Toute ma vie.
Loin de Corpus Christi (Épilogue)


LIBERTÉ


Que lit-on quand on lit une pièce de Christophe Pellet? Un emboitement de nouvelles ? Des fragments de romans ? Des bouts d’essai ? Un scénario en devenir ?
Des bribes de correspondance, de conversations télépho - niques échangées ou peut-être seulement rêvées dans la solitude des nuits ? Un peu de tout cela sans doute. Donc, une pièce, en effet. Appelons-la ainsi, à défaut d’un autre mot. Christophe Pellet fait théâtre du déni du théâtre, de son superbe autant que feint déni du théâtre d’avant lui. Il fait théâtre de tout ce qui le traverse, le retient, l’étreint, l’oppresse, l’appelle, ou se souvient, fût-ce d’une autre pièce, d’une autre histoire, de personnages rencontres ailleurs, naguère, dans un film, parfois même dans d’autres pièces (L’Étrange intermède d’O’Neill, Maison de poupée ou Quand nous nous réveillerons d’entre les morts d’Ibsen). Il écrit où le mène son désir. Cela commence par un libre usage du temps. Les pièces se dé ploient souvent sur plusieurs décennies. C’est le cas, aussi bien dans la trilogie du Garçon girafe (l. Encore une année pour rien, années 80; 2. Là où ça fait mal, années 90; 3. Le Garçon girafe, début du XXIe siècle) que dans les quatre parties et épilogue de S’opposer à l’orage et les deux parties d’Une nuit dans la montagne. De surcroît, l’épilogue de celle-ci se situe dans un temps pour ainsi dire prospectif, puisqu’on doit l’envisager longtemps après 2003, l’année ou la pièce fut écrite.
Si les trois journées d’En délicatesse ne courent que sur quelques mois, si même le bref Des jours meilleurs respecte pratiquement l’unité de temps classique, Loin de Corpus Christi (dont le titre, a priori surprenant, s’entend parfaitement si l’on sait que Corpus Christi est le nom d’une petite ville située dans le Sud du Texas) ajoute à l’étalement dans le temps (de 1945 et 2010 ou davantage) l’éclatement chronologique. On y va et vient sans cesse, en effet, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale à Hollywood, la chute du Mur à Berlin et la France d’aujourd’hui.
C’est que l’étirement dans le temps s’augmente, dans le théâtre de Christophe Pellet, d’une pluralité d’espaces. Si, comme dans les comédies du jeune Corneille, la ville d’origine – ici Rouen, la Toulon, jamais explicitement désignée pourtant – pourrait bien rester l’espace matriciel de toute l’oeuvre et dote même. En délicatesse d’une unité de lieu effective; si l’unité symétrique des deux cham - bres des protagonistes vient souligner l’unité de temps de Des jours meilleurs ; si la salle de théâtre d’abord aban - donnée puis restaurée constitue, sur une vingtaine d’années, le lieu unique d’Une nuit dans la montagne, partout ailleurs, l’action, séquence après séquence, bouge, se déplace, franchit les frontières, traverse les guerres et les armistices, change de continent, fait retour au lieu d’origine, s’en exile de nouveau. Il en va ainsi, de façon encore mesurée, dans Le Garçon girafe, ou de chambres en cafés, de parcs en terrasses, on passe d’une petite ville au bord de la mer (Toulon déjà?) à une ville d’Europe centrale (Berlin peut – être) pour revenir dans la troisième partie à la petite ville du bord de mer.


Avec Loin de Corpus Christi, de Paris à Hollywood, de Berlin à Granville, la composition va le plus loin dans le dérèglement choisi de tout principe d’unité. À l’éclatement spatial et temporel s’ajoutent en effet les bifurcations inces - santes de l’action, l’entrelacement des thèmes et des péri - péties, les allers et retours, alternés et croisés, des prota - gonistes. Cela va pour eux de leur surgissement et de leur disparition pure et simple (Agnès Steiner, Kathleen Sebban- Neal) a la substitution insidieuse de l’un par l’autre. Ainsi d’Anne Wittgenstein, la Française retrouvée in extremis dans l’épilogue qui laisse progressivement sa place à Norma Westmore, l’Américaine devenue Ber - linoise de l’Est pour échapper à « la chasse aux sorcières » maccarthyste. Ainsi, encore, le lent glissement de Richard Hart, le jeune premier d’Hollywood, qui a réellement existé, en Moritz Sostmann, son très jeune double est-allemand, lui purement imaginaire, mais qui succombera, finalement comme son aîné, aux manipulations des polices secrètes, la Stasi pour l’un, la CIA pour l’autre.


RÉCURRENCE


Tout dans ce théâtre participe d’un choix premier de du - plication et de retours avec variations. Les personnages s’y retrouvent d’une décennie à l’autre, d’un pays à l’autre, quelquefois même d’une pièce à l’autre.
(Ainsi de Lucie Chasles et de Lucas Neveux qui transitent du Garçon girafe à En délicatesse). Ces personnages, on les découvre adolescents, à jamais tardifs, au sortir des classes terminales. Ils sont délicats et frileux comme les jeunes gens des comédies musicales de Demy, des romans de Salinger, de Vian ou de Queneau dont Un rude hiver pourrait donner au théâtre de Pellet son titre générique. Beaucoup meurent jeunes, à l’orée du printemps souvent, comme dans les pays de grand froid, ou l’on attend la première fonte des neiges pour s’en aller discrètement. Mais certains, certaines surtout résistent vaille que vaille aux intempéries, poursuivent avec un autre, une autre l’impossible quête d’un répit, d’un bivouac dans le blizzard – ou la canicule – ambiant. Curieusement, ceux qui meurent se voient bientôt remplacés par d’autres qui leur ressemblent, leurs enfants parfois, parfois aussi des étrangers surgis d’un même ailleurs menaçant et tremble. Ils prennent la suite des disparus avec les partenaires qui étaient déjà les leurs. Ceux-ci ont juste un peu blanchi, blanchi non pas vieilli, on ne vieillit pas, on ne peut pas vieillir dans le monde de Pellet. Il en va ainsi, dans Le Garçon girafe, de Norman Rees, auquel succèdent, après sa mort, le garçon à l’imperméable dans la seconde partie, puis Nils Dullac dans la troisième partie. Il en va de même de Jim Martenot, qui après son meurtre par le garçon à l’imperméable, se ré - incarne en quelque sorte en Lucas Neveux qui meurt de la main de Nils, avant que celui-ci a son tour se donne la mort. L’auteur, pour ajouter encore aux effets de symétrie entre les protagonistes successifs, propose d’ailleurs que le même acteur puisse les jouer tour à tour.


Si l’on ne meurt pas autant dans les autres pièces que dans Le Garçon girafe, on y « disparaît » encore fréquemment. On s’y laisse mourir plutôt qu’on ne s’y suicide ; on de - mande à un autre de vous y aider, avec tendresse, avec douceur, comme « on ferme les yeux des morts » écrivait Cocteau à propos d’autres « Enfants terribles », ceux qui, à la suite de Radiguet, hantent son oeuvre. Chez Pellet, ce sont les garçons surtout qui s’effacent. Les plus jeunes. Après, il est trop tard. Tel Leonard Morestin dans En délicatesse, tel Mathieu Kasterman (dans S’opposer à l’orage avant son étranglement pourtant par Arthur Taillefer, mais l’un et l’autre ont largement dépassé la cinquantaine), les vieux ados survivent vaille que vaille.
Les femmes résistent mieux. Elles ont l’âme chevillée au corps. Vivre leur importe. Elles sont vaillantes, elles s’activent, elles enfantent, elles vivent de nouvelles amours, dans de nouvelles demeures. Souvent, à la différence des hommes qu’elles croisent, toujours précaires, toujours en quête d’un petit emploi, elles connaissent d’éclatantes réussites matérielles (Nathalie Dullac-Deltour dans Le Garçon girafe et En delicatesse ; Helène puis Anne Amfiteatrop dans S’opposer à l’orage ; Hilde Jensen puis Julia Rees dans Une nuit dans la montagne). Une exception pourtant. Dans Une nuit dans la montagne, la grande actrice Silvana Pintozzi puis sa compagne et dramaturge Anne Engstrandt finissent par se donner la mort après avoir longtemps livré bataille.
En vérité, l’amour n’est jamais simple dans le théâtre de Christophe Pellet. Ce qui explique peut-être que la bisexualité en soit un des thèmes récurrents. Tout commence généralement par un couple garçon-fille, homme-femme. Mais la relation se révèle fragile, lunatique, incomplète, secrètement inassouvie, assez vite conflictuelle. Alors, en même temps, insidieusement, lui se laisse séduire par un autre garçon, ou elle par une autre fille. Souvent le trio ainsi constitué persévère cahin-caha. Dissimulé parfois, d’autant plus douloureux.
D’autres fois révélé, par hasard, intuition ou initiative délibérée. La double relation, alors, est en crise ouverte. Les garçons le plus souvent n’y résistent pas. Pour échapper à leur culpabilité, ou à leur insatisfaction, ils s’étiolent, s’en vont, se laissent mourir. Les filles, la en - core, résistent mieux. Elles se réfugient dans l’amour lesbien, surtout si elles attendent un enfant de celui qui s’en est allé. Car autre constante: l’amour, qu’il soit hétéro ou homo, n’est jamais une réponse durable pour les garçons. Ils idéalisent le premier sans parvenir à s’y fixer ; ils cèdent aux violences, à l’imprévisible du second, sans y consentir vraiment. Pour les filles, les choses sont plus claires, elles endurent les aléas, les usures des amours entre filles et garçons ; elles s’en consolent et s’accomplissent dans l’amour entre filles, lui, a l’inverse de celui entre garçons, presque toujours prévenant et doux. l’épi - logue, elles finissent par le choisir, sans retour, sans regret (cf. Le Garçon girafe).
Quelquefois même, elles n’ont pas voulu en connaitre d’autres. Elles peuvent même céder comme Silvana, Anne, Lucie, et surtout Hilde et Julia, dans Une nuit dans la montagne, à une sorte de féminisme militant.


Mais, même alors, le rêve sublime, virginal, androgyne, quasi immatériel, d’un ganymède éternel – Lucas, seule figure masculine de cette pièce, ou l’adolescent du petit portrait de l’École Renaissance attribue au Parmi gi anino dans Loin de Corpus Christi – ne cesse de les poursuivre. Si mouvementée, si contrastée, si perturbée qu’elle puisse se révéler, pourtant la sexualité, ici, ne va pratiquement jamais sans recherche, sans espérance d’amour. Elle ne renonce pas facilement, et jamais pour longtemps, à un désir partageable de beauté, de pureté.


Le fétichisme pervers et monnayé de l’homme aux chaussures dans Le Garçon girafe, certaines figures de mise à mort, non exemptes de sadomasochisme dans la même pièce, restent des exceptions. On n’en finit jamais tout à fait dans ce théâtre avec le « vert paradis des amours enfantines ».


RÉALISME


On l’aura compris, tout au long des lignes qui précèdent, le monde d’aujourd’hui, sa dure réalité ne sont pas absents du théâtre de Christophe Pellet. A bien y regarder même, ils le cernent, l’oppressent, à bien des égards, le déterminent. D’abord dans ses aspects économiques et sociaux : le marché de l’emploi, les boutiques de fringues et de bijoux ethniques – colliers des femmes – girafes en Afrique, chez les AmaNdebele –, les cafés (Le Garçon girafe) ; le boom industriel, particulièrement dans l’industrie automobile (En délicatesse) ; le pouvoir d’achat des chômeurs (Des jours meilleurs) ; l’architecture, le design, la restauration (Une nuit dans la montagne) ; l’industrie cinématographique (Loin de Corpus Christi).
Mais l’Histoire, elle non plus, n’est pas absente de ce théâtre. Ses ruptures, ses pannes apparentes, ses accélérations soudaines, scandent les devenirs, éclairent les conditions : le repli français (Le Garçon girafe) ; l’Algerie, les convulsions européennes (S’opposer à l’orage) ; les élections et la démocratie, le boom anglais (Des jours meilleurs) ; la société du spectacle, le showbiz et la fin des théâtres d’art (Une nuit dans la montagne) ; le maccarthysme, la réunification allemande (Loin de Corpus Christi).
Ce n’est pas un hasard si Pellet, face à l’expansionnisme mondialisé d’une économie de marche, chaque jour un peu plus sauvage, revient dans Loin de Corpus Christi au Journal de travail de Brecht, l938-l955 : « La coutume du pays l’exige : tout est à “vendre” (…) ; tour à tour acheteur et vendeur, on vendrait presque son urine à la pissotière. La plus haute vertu : l’opportunisme ; la courtoisie se transforme en lâcheté. » (Il, 2) Et tout de suite après – mais cette fois c’est Norma Westmore qui, parlant de la marchandisation croissante des acteurs, prend le relais de Brecht : « (Tous) travaillent à magnifier ton corps (…), la matière même de ton être ; tes gestes, le grain de ta peau, le son de ta voix. Tous masculin, dans le doux va-et-vient qu’il se ménage entre le royaume des morts et celui des vivants, il ne veut que célébrer l’instant contre la durée, le beau contre le trivial, l’invisible contre l’apparent, le cache contre le montre. La réalité est un secret ; c’est en rêvant qu’on est près du monde. »
De toutes les raisons que le spectateur a de découvrir un tel théâtre, de toutes celles que les metteurs en scène et les acteurs devraient avoir de le représenter et de le jouer, il n’en est peut-être pas de meilleure que celle que nous livre – indirectement – dans Ourania le romancier Le Clézio. Elle appelle et éclaire toutes les autres.

Jacques Lassalle

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