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Little Joe : Hollywood 72

+ d'infos sur le texte de Pierre Maillet
mise en scène Pierre Maillet

: Note d'intention

« Ces personnages sont sympathiques et ils auraient pu être des gens biens, mais pas dans un monde aussi navrant ». Paul Morrissey


L’envie de porter la trilogie de Paul Morrissey au théâtre date de plusieurs années. Mon parcours de metteur en scène s’est toujours construit en rapport ténu avec le cinéma, tant dans le choix des auteurs dramaturges/cinéastes (Fassbinder, Pasolini, Bergman) que dans la forme, proche du jeu cinématographique (Automne et hiver et La veillée de Lars Noren) ou le fond, le cinéma comme thématique centrale (La Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke). J’ai toujours pensé que ces deux arts avaient une complémentarité puissante et créatrice quand on les faisait se rencontrer, que l’un n’annulait pas l’autre, bien au contraire. Aussi parce que je considère les œuvres cinématographiques au même titre que les œuvres dramatiques. Ou littéraires. Ou journalistiques. « Il faut faire théâtre de tout ». Pourquoi, avec les armes du théâtre, ne pourrait-on pas « remonter » ou plutôt « revisiter » des classiques cinématographiques ?


Dans le cas de Flesh/Trash/Heat, c’est, au-delà des films, toute une démarche artistique et la fin d’une époque, qui auréole la trilogie. Ce n’est pas tant ce que Paul Morrissey arrive à capter avec sa caméra, que comment il fait ses films, qui me frappe quand je les regarde : la proximité qu’il entretient avec les acteurs, le tournage de Flesh et Trash les week-ends, les jump cuts (montage brut des séquences), le temps des scènes (il n’y en a aucune de moins de 10 minutes) ne sont que quelques exemples de la liberté créatrice, et la liberté tout court, si mises à mal aujourd’hui, qui font la force de ces films. Une forme salvatrice en quelque sorte.


Un diptyque


Pour adapter cette trilogie cinématographique au théâtre, j’ai choisi d’en faire un diptyque. La première partie, NEW YORK 68, regroupera Flesh et Trash et la deuxième, HOLLYWOOD 72, Heat. Comme les deux faces d’un même disque. Ces deux spectacles d’une durée d’à peu près 1h30/2h chacun, peuvent se jouer indépendamment l’un de l’autre, dans différentes salles, en alternance ou à des moments différents de la saison. Une version intégrale des deux spectacles à suivre (entre 3h30 et 4h) est évidemment possible.


Flesh et Trash se passent tous deux à New York, Morrissey les tourne de la même façon (très vite, les week-ends), et les films sont construits de façon similaire : Joe comme figure centrale, et une succession de séquences le mettant en scène avec des interlocuteurs différents. Heat par contre se passe à Los Angeles, Joe en reste la figure centrale mais le film est construit différemment, plus choral. Et surtout, comme une autre facette de l’Amérique, le milieu interlope underground des marginaux new yorkais laisse ici la place à de nouveaux laissés pour compte, ceux de l’industrie cinématographique hollywoodienne, qui vivotent entre talks shows, soaps et albums hypothétiques… Un nouveau Sunset Boulevard en quelque sorte, à la différence près qu’ici, plus personne ne parle de cinéma.
L’une des plus grandes forces de ces films, et à mes yeux certainement la plus importante, c’est l’humanité qui ressort des personnages. Tous des « marginaux » comme on dit. Sans jamais les stigmatiser, posant sa caméra en observateur patient, Morrissey en compagnon discret, révèle finement, avec humour et sans artifices, que tout ce petit monde underground n’est pas si éloigné des préoccupations de tout un chacun. La marge ici n’est pas forcément choisie, tous se débattent finalement comme ils peuvent avec ce qui s’apparente à une certaine norme. La frontière n’est pas si difficile à franchir, pour peu qu’on sache observer. Et écouter.


Les acteurs


Dans les trois films, la figure de Joe est définitivement immortalisée par Joe Dallesandro. Cependant, le lien que Morrissey entretient avec lui comme fil rouge de la trilogie ne sera pas reproduit dans le diptyque. Ici, ils seront trois. (Comme dans les scénarios, où ce sont réellement trois personnages différents.) Le prostitué de Flesh, le toxicomane de Trash et l’acteur de Heat. Respectivement Denis Lejeune, Matthieu Cruciani et Clément Sibony. Je trouve plus riche de démultiplier les figures, d’une part parce que les échos produits par Joe Dallesandro comme figure centrale des trois films constituent l’une des plus fortes particularités de l’œuvre originale, et d’autre part l’aspect inévitablement iconique de la figure unique ne me semble pas très intéressant à reproduire. Il ne s’agit pas de trouver le nouveau Joe Dallesandro, mais plutôt d’enrichir, en la diversifiant, la place centrale de ce(s) monde(s) décrits par Morrissey.


Ce qui m’intéresse particulièrement aussi, c’est comment rendre au théâtre l’apparente souplesse de leur fabrication. Comment en filmant le parcours de ce(s) Joe(s) il dresse un portrait fictif mais du coup très réaliste du monde de la Factory, en faisant tourner bon nombre de personnalités fortes et importantes de ce groupe mythique qui jouent (peut-être d’ailleurs à leur insu) leurs propres rôles, à peine fictionnalisés par Morrissey. Ici, d’ailleurs, il serait plus juste de parler de « bande » que de « groupe ». Et ce que je trouve particulièrement émouvant, c’est qu’à la manière d’un Copi écrivant La tour de la défense, Morrissey, en fixant si fort le présent d’une époque, en entraperçoit la fin, la rendant tangible, troublante, et par conséquent, indémodable et moderne. C’est pourquoi, autour des trois Joe, j’ai imaginé que les « guests », personnages périphériques (et non pas secondaires) pouvaient être de passage, en répétant très peu, un ou deux jours avec le Joe en question, pour ne rejoindre le spectacle qu’au moment des représentations. C’est une donne de travail qui me semble importante et excitante « à vivre », pour les acteurs comme pour la mise en scène.


Les scenarios


En ce qui concerne les textes à proprement parler, Morrissey cadre d’abord chacun des trois films avec un postulat de départ très clair. Dans Flesh la journée de Joe pour trouver de l’argent, dans Trash la quête de Joe pour trouver de la drogue, et dans Heat la quête de Joe pour trouver du travail à Hollywood. A partir de là, les séquences qu’il « écrit » dans le scénario sont plus des situations, laissant les acteurs libres d’en inventer les dialogues. Ce n’est pourtant pas de l’improvisation à proprement parler, les acteurs servent une histoire, savent ce qu’ils doivent jouer et raconter dans chaque scène, mais ce qui intéresse certainement le plus Morrissey c’est « comment » ils vont y parvenir. C’est leurs mots, leur temporalité, et leurs personnalités qui donnent ici une étonnante véracité aux scènes. Ni véritablement écrit, ni véritablement inventé ; à la frontière de la fiction et du documentaire ; le jeu des acteurs chez Morrissey se situe quelque part entre Pialat et Depardon, mais comme ici on est aux Etats-Unis, nous ne sommes parfois pas loin non plus de l’extravagance de John Waters, ou du Robert Altman de Short Cuts. Ce matériau textuel que constituent les dialogues des trois films, nous allons d’abord le travailler tel quel. Puis, petit à petit, laisser les acteurs s’emparer de chaque séquence pour qu’advienne quelque chose qui leur appartienne ; que je ne connais pas encore, mais qu’il me tarde d’explorer avec eux.


En retrouvant l’urgence et la rapidité des films, j’espère en préserver l’étincelle, de façon aussi brute et émouvante que ce que les films dégagent. Et c’est à cet endroit-là que pour moi, les films de Morrissey rejoignent ce qui fait la beauté et la particularité de l’art du théâtre, capter la force de l’instant présent. En regardant les gens vivre…

Pierre Maillet

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