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Accueil de « Les Tentations d’Aliocha »

: Éléments d’histoire

Chacun des frères porte un fragment de fatalité dont le poids immédiatement reconnaissable n’appartient qu’à lui. Mais l’ensemble de ces fragments ne compose aucune réponse au mystère de leur filiation et de leur fraternité. Si chacun d’eux reflète une part du père, ce père reste insaisissable (un tyran ? une victime ? un bouffon traversé par l’amour et par la question du divin ?), et sa mort achève de le soustraire à toute compréhension.
Aliocha, jeune, naïf et clairvoyant, a du moins trouvé en Zosime un père spirituel. Mais la mort de son maître le livre au doute et à la tentation. A-t-il cherché, en toute bonne foi, à échapper à la souffrance du monde ? Il semble pourtant marqué pour l’affronter et l’écouter. Son frère Ivan, mais aussi Groucha, Lise, Catherine Ivanovna lui feront tour à tour leurs confidences. Car c’est à lui que les femmes s’adressent, c’est lui qui sait discerner ou susciter dans leurs paroles la blessure de leur vraie passion. Peut-être est-il ainsi le seul à échapper à la fatalité des Karamazov, celle d’être enfermé en soi ou dans «la souffrance de ne pouvoir mieux aimer». Le doit-il à sa mère, dont il est aussi le seul à recevoir la vision ? D’abord vêtu de bure, il finit dans un strict costume de deuil qui marque sa volonté de revenir parmi les hommes. Ivan garde longuement le silence. Toujours habillé de gris, il paraît se tenir à l’écart. Rien ne le distingue d’abord des amis de son père. Lorsqu’il s’adresse enfin à Zosime, c’est pour faire part de son scepticisme nihiliste. Il semble être l’homme du doute, l’incarnation de l’esprit critique de son temps : « si Dieu n’existe pas, » rappellera-t-il à son frère, « alors tout est permis ». Et c’est pourtant lui qui refuse de prendre sa part d’un monde où tant d’enfants innocents sont livrés à la souffrance et à la mort. C’est aussi lui qui s’accusera d’avoir laissé commettre le parricide, d’avoir laissé échapper des paroles ambiguës qui semblaient même l’encourager. Il finira face au démon, enfermé dans sa cage mentale, incapable d’en franchir les limites tracées de sa propre main. Dimitri ne fait d’abord que passer, toujours en coup de vent, toujours hors de lui. Il arrive en retard chez le starets Zosime et se dispute presque aussitôt avec son père au sujet de Grouchenka, la femme qu’ils aiment tous deux. Fou de jalousie, il fait irruption chez lui et manque l’étrangler. Mitia ne maîtrise ni sa force, ni sa pensée : alors qu’Ivan est supplicié par sa conscience incandescente, lui est l’homme de l’émiettement, des absences et des trous de mémoire. Mais au delà de sa violence, il partage avec Aliocha un privilège rare : celui de ne pas douter de son coeur. Ivan repousse ou nie l’amour qui le lie à Catherine ; Groucha se croit toujours éprise de son amant polonais ; en Dimitri, son ancien fiancé, Catherine n’aime que « son propre déchirement. Mitia, au contraire – lui l’ivrogne, le brutal, le voleur, le déshonoré – n’est guidé que par sa passion, victime de la colère plutôt que de la haine, et au fond de la déréliction de ce colosse impulsif et barbu, le public finira par entrevoir la solitude d’un enfant.
De tous les Karamazov, Smerdiakov est le seul à être absent chez le starets Zosime, et le dernier à apparaître sur scène qu’il hante de sa maigreur comme un fantôme imperturbable. Il n’est pas même sûr qu’il soit le fils de Fédor. Ivan incarne-t-il les tourments de l’intellect ? Smerdiakov, « ânesse de Balaam », est comme un animal qui pense et qui parle assez bien pour inquiéter ce frère-là. Dimitri témoigne-t-il par son ivresse et son inconscience des puissances du corps ? Smerdiakov est sujet à des crises d’épilepsie, mais sait aussi les imiter assez bien pour laisser planer un doute sur son véritable état. Qu’a-t-il hérité de son père, sinon sa capacité à faire éclater de rire les spectateurs polonais ? En tout cas, on ne lui trouve rien de commun avec Aliocha : ce sont ses traits qu’emprunte le démon pour tourmenter Ivan. Et sur un point, il s’oppose à tous ses frères : jamais il n’adresse la parole à une femme; jamais il ne tombe à genoux, ne serait-ce que par ironie jamais il ne trahit le moindre sentiment d’amour. Et dans son agonie, lorsqu’il se tord sur un divan sous les coups de son frère, sa misère n’est pas de toutes la moins terrible.

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