: The place to be, ou la peur de ne pas en être
ENtretien avec Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux
Chantal Hurault. Pour la saison Molière 2022, votre choix s’est porté sur une comédie,Les Précieuses ridicules. Qu’est-ce qui a présidé à ce projet de mise en scène ?
Stéphane Varupenne. Cette
pièce est emblématique à plusieurs égards : c’est la première
que Molière joue à Paris et son
premier grand succès. Elle représente aussi pour nous l’occasion
d’aborder la genèse du ridicule
dans son théâtre. Malgré le titre,
ce ridicule n’est pas circonscrit
au genre féminin. Tous ceux qui
essaient « d’en être » sont concernés, donc Mascarille et Jodelet,
et en quelque sorte aussi les deux
prétendants bafoués. Molière n’attaque pas le mouvement précieux
– il s’en défend dans sa préface –,
mais pointe les salons de « fausses »
Précieuses qui reprenaient à leur
compte ce mouvement. Catherine
de Rambouillet, qui a tenu le premier salon célèbre à Paris, aurait
d’ailleurs vu la pièce sans en être
nullement offusquée, bien au
contraire.
Sébastien Pouderoux. Le rapport
maître-valet tel qu’il existait au
XVII e siècle n’ayant plus la même
réalité de nos jours, nous avons
cherché à ce que les spectateurs
puissent se reconnaître dans ce
qu’il y a de plus tacite dans ce
rapport. L’intrigue tient au fait
qu’ils font appel à un homme du
peuple qui ne peut prétendre,
selon leurs codes, intégrer leur
élite. Nous avons ainsi pris le parti
d’en faire un ouvrier qui rénove
l’appartement où Cathos et
Magdelon emménagent à Paris,
et de Jodelet un déménageur.
Lorsque par vexation, somme
toute assez banale, les deux prétendants décident de se venger,
ils n’anticipent pas que Mascarille
rêve en secret d’intégrer ce salon,
et à quel point il maximisera leur engeance. Ils lui offrent le rôle
de sa vie ! La force comique est
de rompre la connivence censée
relier les personnes qui tendent
le piège : Mascarille et Jodelet,
les instruments de la farce, se
révèlent avoir les mêmes ambitions
que les deux Précieuses.
S.V. Nous prenons l'intrigue comme une véritable expérience à la Marivaux, où tout le monde est dupe de tout le monde. Le père a été un autre personnage important à réévaluer, sa volonté de marier sa fille et sa nièce résonnant de manière totalement décalée par rapport à aujourd’hui, cela déplaçait inévitablement le discours d’émancipation de Cathos et Magdelon. En occultant sa présence, puisqu’on ne l’entendra qu’en off, nous renforçons une perte de contrôle de sa part en même temps qu’une prise de pouvoir des filles.
C.H. Comment articulez-vous la langue de Molière avec notre temps ? Peut-on dire que, sans passer par une actualisation de la pièce, vous situez votre mise en scène aujourd’hui ?
S.P. Oui, elle se déroule
aujourd’hui, mais dans un monde
parallèle où une tendance artistique baroque aurait pris une
place prépondérante, à Paris,
avec une centaine de salons à la
mode où l’on créerait des œuvres
littéraires et picturales, où l’on
chanterait et réaliserait des
performances. Les filles cherchent,
avec les moyens du bord, à transformer leur petit appartement
défraîchi en salon mondain, avec
trois livres qui se battent en duel et
des pseudos œuvres d’art abstrait.
Elles louent même les services
d’une batteuse qui fait office de
maîtresse d’hôtel.
S.V. Elles font le maximum avec
leur minimum ! Dans leur effort
de faire de leur appartement un
endroit à la pointe, elles ressemblent à ces personnes qui, pour
leurs photos et vidéos, louent des
studios avec des décors qui imitent
des jets privés et achètent des
boîtes de chaussures Chanel et
Dior vides... À ce décorum d’une
vie sublime, mais factice, s’ajoute
une velléité d’être artiste. On pense
bien sûr aux chorégraphies TikTok
que les jeunes gens imitent, mais
aussi à l’offre pléthorique de tutos
sur les réseaux sociaux. Notre
génération, et celles qui ont suivi, ont été bercées par la
Star Academy, toute une forme
de démocratisation des moyens
d'apprentissage des arts, avec
le moins de contraintes possible.
Mascarille exprime très bien cet
état d’esprit lorsqu’il dit au sujet
de l’air qu’il a écrit sur son sonnet :
« Les gens de qualité savent tout
sans avoir jamais rien appris. »
Cela nous a évidemment inspirés
et nous avons étoffé cette scène
avec un moment musical qui joue
sur son talent d’improvisateur,
à la frontière entre le ridicule et
le génial.
C.H. La musique aura une place privilégiée dans le spectacle ?
S.P. La musique fait partie intégrante de la pièce. Nous la développons quelque peu, sans qu’il
s’agisse d’un spectacle musical à
part entière, à la façon des Serge
ou de Comme une pierre qui...
Dans ce salon consacré aux arts,
elle est présente au même titre
que la littérature ou la peinture.
Pour nous, Cathos et Magdelon, qui
n’ont aucun réseau relationnel, s’en
préoccupent comme une chance
de plus de percer si jamais elles
échouaient comme plasticiennes !
C.H. Si l’usage est de marquer une ressemblance entre les deux Précieuses, vous avez au contraire choisi de les différencier. Est-ce une façon de les humaniser ?
S.P. Les individualiser leur
redonne une sorte de libre-arbitre.
Nous avons de la tendresse pour
ces jeunes filles dont le besoin
de reconnaissance raconte des
personnalités non encore affirmées,
d’une fragilité profondément
humaine. L’une est enfermée dans
le fantasme de « la haute » tandis
que l’autre a peut-être plus de
recul mais n’ose pas déchirer le
voile. Elle est prête à croire l’invraisemblable, comme les personnes
piégées dans les caméras cachées
de François Damiens !
C’est cet
état de trouble et de perplexité
que nous recherchons. Nous
parlons souvent en répétition des
types de croyances en décalage
total avec le réel, dans lesquelles
on cherche à assurer le sentiment
de sa propre existence. C’est en
cela que le dénouement est si
bouleversant, lorsque le piège
est révélé et que leur foi est
brutalement brisée.
S.V. Il y a en germe dans cette farce tous les personnages qui, aveuglés par un penchant quel- conque, en perdent leur discernement. Dans son essai, Molière ou l’esthétique du ridicule, Patrick Dandrey analyse très lisiblement le ridicule dans son théâtre en distinguant les personnages qui ont une marotte – l’Avare et sa cassette par exemple – de ceux qui ont des chimères – les Précieuses ou le Bourgeois obsédé par le rêve d’une autre condition sociale. Nos Précieuses vivent dans l’imaginaire pur. Et il y a certainement dans leur rêve d’inaccessible une tentative d’échapper à un ennui profond.
C.H. Des Précieuses aux influenceurs, vous déclinez un penchant pour le snobisme qui fait toujours comédie aujourd’hui ?
S.V. Le snobisme, c’est la peur ultime de la ringardise. Ne sachant pas ce qui est ringard d’une année sur l’autre, cela revient à la recherche permanente de la nouveauté. Nous le savions, mais depuis que nous travaillons sur cette pièce nous nous rendons compte de la vitesse incroyable avec laquelle certaines références sont aujourd’hui subitement dépassées.
S.P. La peur de ne pas « en être » est un moteur. Dans la mode, ce qui est intéressant est ce qu'elle signifie pour le corps social, le processus par lequel l’individu entre dans une course effrénée. Molière fait rire avec un langage précieux qui se perd dans la complexité par vanité, au même titre que d’autres mouvements artistiques ou intellectuels qui se doivent d’être élitistes, au risque de perdre de leur valeur. Tant qu’existera cette tendance naturelle de l’Homme à vouloir s’élever au- dessus de la masse, cette pièce sera d’actualité.
- Entretien réalisé par Chantal Hurault. Responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier
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