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Les Naufragés du Fol Espoir

+ d'infos sur le texte de Hélène Cixous
mise en scène Ariane Mnouchkine

: Extrait d’un entretien avec Jean-Jacques Lemêtre - janvier 2010

Qui êtes-vous, dans ce spectacle ?


Dans la pièce, le musicien est mis en scène : je m’appelle Camille Bérard, je suis le pianiste qui travaille dans le restaurant de Félix et qui, à la demande de l’équipe de cinéma, crée la musique pour le film muet au grenier ; à certains moments, on l’entend aussi composer pour lui-même...


Comment avez-vous travaillé ?


Pendant l’élaboration du spectacle, la musique est là dès le début. Je suis toujours présent depuis le départ, je ne suis pas le musicien qui arrive une fois que tout est fait. Et il n’y a pas une seule scène sans musique. Elle est le deuxième poumon, l’acteur étant le premier.
Elle correspond à un état, un sentiment, et elle aide le comédien à le trouver ou à le garder. Je travaille à partir du rythme de la respiration des acteurs pour composer. C’est sur la voix des acteurs que j’accorde mes instruments, elle donne la note. Quand tu parles, je peux te rechanter ce que tu dis, je peux te dire quelle est ta note la plus basse, et la plus haute. La grande hérésie des musiciens, c’est de faire croire que chanter et parler c’est différent... Aux moments où les comédiens jouent du muet, je n’ai pas ce travail-là sur la voix, donc je peux lancer des symphonies dans n’importe quelle tonalité. À d’autres moments, la musique peut avoir son propre discours, et être en décalage. Je me base aussi sur l’époque pour composer.


Justement, en quoi la musique correspond-elle au temps et aux différents lieux évoqués ?


La musique signale l’époque : tous les instruments dont je me sers dans le spectacle sont utilisés à ce moment-là. C’est pour cela qu’il n’y a pas de clavecin, tombé en désuétude avec le baroque, mais du piano ; pas de viole de gambe non plus, mais un violoncelle. Tous les morceaux que j’utilise ont été composés avant 1914. Dans le spectacle, il y a le tournage du film muet et la vie de la troupe en dehors, où la musique est alors très différente. On entend, du grenier où se trouve l’équipe de tournage, les sons de la musique du restaurant de Félix : les premiers boléros, les premiers paso-dobles, les premiers tangos... et aussi un limonaire (une sorte d’immense orgue de barbarie), qui joue de la musique militaire. Sur un côté de la scène, il y a une fenêtre d’où l’on entend les bruits de la rue (crieurs de journaux, calèches qui passent) ; et de l’autre côté, un immeuble voisin laisse entendre une pianiste faire ses gammes…


Pouvez-vous décrire les différents types de morceaux qu’on entend dans l’ensemble du spectacle ?


Ma palette musicale, dans ce spectacle, va du piano à l’orchestre symphonique – 170 musiciens utilisés ! J’ai écrit 350 morceaux de musique, dont 120 de piano. Il y a des musiques de cabaret pour le restaurant « Au Fol Espoir », les musiques et bruitages du film muet, et les mélodies qui accompagnent la voix narratrice. Il y a aussi les moments d’enchaînement, où l’on change le décor.
Pour créer la musique de ces passages-là, je me suis replacé dans l’urgence de la guerre : cette équipe doit rapidement finir de tourner, parce qu’ils vont devoir partir - même s’ils pensaient alors que c’était pour peu de temps. Un exemple : le morceau que j’ai intitulé Drame à tique.


Comment vous êtes-vous inspiré du cinéma muet pour en composer la musique ?


À l’époque, en 1914, il n’y avait pas de musique dans les films muets. Tout dépendait des moyens de la salle de cinéma, qui pouvait inviter un ou plusieurs musiciens pendant les projections. Soit ils étaient capables d’improviser soit ils jouaient des morceaux, mais qui n’avaient parfois aucun rapport avec le film, comme des valses de l’époque. Cela pouvait être le pianiste du coin, mais aussi le soldat de la guerre de 1870 qui jouait du clairon !
Ou bien on apportait un gramophone, et on mettait des disques en faisant un montage de différents morceaux. Du Wagner, souvent : quel est le film qui n’a pas eu des « Walkyries » en accompagnement ? Et la 5e de Beethoven était dans toutes les scènes d’orage ! Je suis allé à la Cinémathèque, où j’ai voulu voir les premiers films muets d’avant 1914 avec leur musique, mais les bandes sont perdues, il n’y a plus rien. La seule chose qu’on peut entendre, ce sont les accompagnements musicaux qui ont été fabriqués pour ces films longtemps après, et cela ne m’intéresse pas. Ensuite, pour les vraies premières musiques de film, il y a eu des pianistes de plateau et même de grands compositeurs, comme Camille Saint-Saëns et Erik Satie.


Comment avez-vous travaillé les bruitages de ces scènes filmées ?


Pour que les spectateurs ressentent ce qu’est la Patagonie, j’ai créé des vents très réalistes. Là-bas - j’ai eu la chance d’y aller il y a longtemps, il n’y a pas un moment de calme, il y a du vent dans toutes les directions ; c’est un univers chaotique. J’ai encore le son de ces vents dans l’oreille, ils sont très particuliers. Pour les recréer, j’ai trafiqué électroniquement des vents enregistrés, mais je me sers aussi d’un appeau détourné, de ma bouche... Sur ces îles, on entend des sifflements parce qu’il y a des coups de vent extrêmement forts ; là-bas, il y a un mélange entre les vents terrestres et les vents marins, ceux qui viennent du Pacifique, ceux qui viennent de l’Atlantique, et ceux du pôle Sud qui remontent… Tous ces éléments, il faut les réinventer, c’est un travail de musicien et non pas de bruiteur.
D’ailleurs, je transpose et musicalise tous les bruitages : pour les claques par exemple, je n’enregistre pas le bruit d’une gifle mais j’utilise une caisse claire, qui peut créer un effet comique. Il y a aussi des percussions pour souligner les drames, les orages et les arrivées de bateaux, pour transposer le son des cornes de brume…


Quels sont les compositeurs que vous avez choisis pour la musique du spectacle?


Des musiciens engagés ! Les grandes revendications, les grands changements politiques et sociaux de l’époque transparaissent dans les morceaux qui ont l’ampleur des mouvements collectifs. J’ai donc préféré Wagner, qui fait sauter le système tonal, à Ravel ; plutôt que des valses de Strauss, je mets du Chostakovitch parce qu’il parle au peuple, au présent.
J’ai choisi Beethoven, qui parle au cosmos et dont la musique accompagne les conquêtes démocratiques - ce n’est pas pour rien qu’on a choisi sa 9e symphonie pour l’hymne européen - mais pas Bach, qui parle à Dieu, ni Chopin, dont la musique est l’être à vif qui parle à l’âme de l’autre.

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