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: Note d'intention

par Jean Bellorini

« IL FAUT ENCORE AVOIR DU CHAOS EN SOI POUR POUVOIR ENFANTER UNE ÉTOILE QUI DANSE.» Ainsi parlait Zarathoustra , Nietzsche



En 2008, Patrice Chéreau faisait une lecture du Grand Inquisiteur au Théâtre du Soleil. C'est là que j'ai rencontré Les Frères Karamazov. Patrice Chéreau qualifiait ce passage de «texte essentiel, posant brutalement la question du besoin de religion.»

Ce n'est sûrement pas un hasard si, après m'être approché de Victor Hugo et de Rabelais, c'est à la suite de la création de La Bonne Âme du Se-Tchouan de Brecht que je me suis décidé à m’attacher plus intimement aux Frères Karamazov.


Œuvre vertigineuse, au delà de la question du bien et du mal, ce sont les concepts de liberté et de servitude, d'autorité et de culpabilité, qui sont abordés. Nous assistons aux récits de la haine ordinaire, faisant écho si fort aux tragédies contemporaines. Les hommes du XXe siècle ne sont-ils pas ceux qui inventeront le mal radical, systématisé, normalisé, rationalisé ?


Pourquoi les hommes ont-ils été abandonnés ? Livrés à la liberté – cet « horrible fardeau » !
Pourquoi le Christ a-t-il méconnu le besoin qu'a l'humanité d'être soumise à une autorité qui la rassure et la contraint à l'adoration, la délivrant de l'affreux vertige d'avoir à se poser des questions ?
Les personnages que nous offre Dostoïevski côtoient le grotesque et le tragique, tendent vers la foi et l'impiété. Ils explorent les zones inconnues du soi-disant «bien» comme du « mal » et repoussent leurs limites au delà de la folie. Ces personnages sont en lutte et semblent répondre à cette parole des Frères Karamazov : «L'homme est trop vaste, je le rétrécirai.»


Trois fils rouges. Aliocha et la famille, récit du meurtre. Aliocha et Lisa, récit d'amour. Aliocha et le groupe d'enfants, récit de l'innocence et de l'injustice. « Le monde de la connaissance ne vaut pas les larmes du petit enfant » disait Leibniz. À la saleté s'oppose le désir de pureté.

Alors il y a la troupe. Il y a cette parole folle. Il y a la traduction d’André Markowicz. Cette parole partagée dans le roman de Dostoïevski n'apparaît pas comme du discours, il n'y a pas non plus la délivrance d'une vérité mais la liberté de la confrontation d'idées, dans la coexistence des contraires. C'est la langue polyphonique de Dostoïevski. Le chœur prendra en charge cette langue. Ensemble. C'est l'acte de proférer ensemble le poème qui sera notre point de départ.
Les situations apparaîtront derrière la force de la littérature. Le théâtre dans sa forme classique sera repoussé au plus loin derrière les mots et les impressions de la langue mise en vie.


Un travail sur la langue, rapide, fluide, une langue folle, les passions, les interrogations aussi vertigineuses rendent ivre, tout cela devra se retrouver dans l'éloquence des acteurs, dans la précision du DIRE.
Je rêve d'un spectacle terrible et joyeux. « Car le mystère de la vie humaine n'est pas seulement de vivre, mais de savoir pourquoi l'on vit. (...) il n'y a rien de plus tentant pour l'homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » Un spectacle qui pourrait rendre hommage à la richesse de la langue. Une langue qui donne de l'impression plutôt que d'aller vers de l'expression. L'hymne au sensible, au présent. Le travail musical, le choral, ira droit vers cette prise en charge nette et complexe.


La musique sera très présente. Chants religieux. Chants de la débauche. Les instruments joués par tous les acteurs viendront prendre le relais des voix pour célébrer cette prière qui viendra déborder.

Nous serons devant une grande datcha ouverte qui abritera d'un côté la musique – le battement de cœur du spectacle, la vie et la lumière de cette histoire –, de l'autre côté la chambre du petit Ilioucha – espace réaliste et délabré.


Le grand toit de la maison sera notre théâtre des songes.
Tout autour, il y aura de la terre sombre sur laquelle se déplaceront des plateaux – espaces de vie portant/transportant/supportant les personnages de Dostoïevski. Ces personnages seront conduits sur ces planchers qui glisseront les uns vers les autres, se croiseront, se retrouveront, s'éloigneront.


Il y aura des traces d'un lieu de culte. Du sacré. Des cloches.
Des cages de verre – comme des petites pièces transparentes dans lesquelles on peut observer à la loupe la pâte humaine.


Jean Bellorini, février 2016

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