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Les Félins m'aiment bien

+ d'infos sur le texte de Olivia Rosenthal
mise en scène Alain Ollivier

: Scène, laboratoire, machine

L’introduction d’un élément étranger (le puma, nommé dès le début de la pièce) fait vaciller l’organisation des relations, grippe la machine familiale, fait surgir en chacun des personnages des désirs et des pulsions jusque-là contenues. Exposés à un péril sourd, effrayant et diffus qu’ils ne peuvent pas nommer, les personnages perdent les repères qu’ils possédaient jusque-là et qui leur permettaient à la fois de vivre en harmonie les uns avec les autres et de définir à leurs propres yeux leur identité. Le fragile matériau dont leur humanité est faite se fissure, laissant apparaître l’obscur de la passion et du désir animal. La petite communauté est alors désunie parce que chacun de ses membres se met à exprimer violemment ce qu’il n’avait jamais exprimé, parce que les tabous sont levés, parce que les interdits sont écartés ou provisoirement oubliés. La pièce raconte donc l’histoire d’une famille au moment où chacun de ses membres se met à exister (ou cherche à exister) aux dépens du groupe : ou comment une famille, confrontée à la nécessité d’évoluer, préfère se dévorer elle-même et se dissoudre entièrement plutôt que de tenter de changer. Et de fait, ces six personnages, qui, pour vivre ensemble, ont sans doute dû abandonner une part d’eux-mêmes, découvrent qu’il est très difficile voire impossible de changer les règles du jeu sans mettre en péril l’existence même du groupe. Car en s’affranchissant des conventions familiales, sociales et sexuelles sans lesquelles une société ne peut fonctionner, ils mettent en danger à la fois leur personne et le groupe auquel ils appartiennent. Alors surgissent toutes sortes de questions, dont les réponses sont souvent surprenantes ou extrêmes : comment vivre ensemble ? peut-on être soi-même quand on vit en famille et si oui à quelles conditions ? De quoi est faite notre humanité ? Comment exprimer ses désirs ? Y a-t-il un risque à se laisser aller à ses pulsions ? Que faire de la part animale qui est en chacun de nous ?


Les félins m’aiment bien est donc à la fois une comédie et une farce macabre. Les personnages se déguisent, échangent leurs rôles, jouent à s’effrayer l’un l’autre avec légèreté, dans une sorte de ballet festif et joyeux. C’est la part comique de la pièce. Mais ce qu’on joue peut déteindre sur ce qu’on est, la cruauté s’immiscer dans le rire, l’horreur prendre la pas sur le divertissement. Là commence le vacillement et la peur. Le spectateur, placé au cœur de l’inexplicable, éprouve un malaise indéfinissable. Désorienté, il a le sentiment d’être plongé dans un univers sans aucun doute très réglementé mais dont toutes les règles lui échappent. Tout se passe comme s’il assistait à la mise en place d’un jeu, drôle, cruel ou mortel, avec ses gagnants (mais que gagne-t-on ?) et ses perdants (mais que risque-t-on ?), un jeu dont les modes de fonctionnement, le sens et le but demeurent énigmatiques. Le spectateur hésite donc, il ne sait pas où il est, il ne sait pas qui dit vrai, qui ment, qui tient les ficelles, qui est victime, qui est bourreau. Curieux et incertain, il avance en aveugle jusqu’au terme parce qu’il croit que le dénouement est une fin. Mais il n’y a pas de sens caché à découvrir, il n’y a pas de révélation, pas de coupable, pas de meurtrier. Il ne s’agit pas ici d’une enquête, encore moins d’une allégorie ou d’un symbole car il y faudrait du caché, du sous-entendu, du double sens. Rien de tel dans Les Félins m’aiment bien. Au contraire, tout y est à découvert. Fantasmes et appétits inavoués se libèrent, et ce qui est généralement masqué par la civilité, la politesse et toutes sortes de règles sociales s’expose en pleine lumière. La pièce montre ce qu’habituellement on ne montre pas : elle fait advenir sur scène ce qui habituellement est enfoui dans le plus profond des consciences ; elle révèle ce qui habituellement reste caché.
Les félins m’aiment bien propose en fait une expérience : que se passe-t-il quand des gens qui vivaient tous ensemble sans contact avec l’extérieur s’affrontent à quelque chose d’inconnu et de non familier ? ou pour le dire autrement : que se passe-t-il si on introduit dans une machine assez bien huilée un grain de sable qui dérègle son fonctionnement ? C’est l’auteur, tel un scientifique ou un chercheur, qui prépare et organise cette expérience, expérience dont il a mesuré les paramètres mais pas forcément les conséquences. C’est le spectateur qui, tel un voyeur, observe les attitudes, états d’âme et résistances de personnages travaillant comme ils peuvent à réparer la machine – ou à la détruire totalement.

Olivia Rosenthal

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