: Entretien avec Frank Vercruyssen du tg STAN
Propos recueillis par Eve Beauvallet
D’où vient ce titre Le tangible et que désigne-t-il exactement dans ce travail collectif sur la région moyen-orientale, celle dite du « croissant fertile » ?
Frank Vercruyssen : L’histoire de ce titre est
longue et riche en rebondissements ! Je vis avec
l’idée de ce spectacle depuis l’été 2008. Le premier
titre auquel j’avais pensé était Lamentation levantine et je l’ai très vite abandonné car cela
faisait vraiment mélodramatique. J’ai alors choisi Le
Levant, on traduit ce mot en arabe par «ash sham»
mais le photographe palestinien Yazan Khalili m’a
avertit que, pour les arabes, ce mot précis désignait
maintenant plutôt la Syrie. J’ai encore une fois
abandonné le titre et lui ai demandé quel était le
nom juste pour désigner le triangle Bagdad-
Palestine-Beyrouth. C’est en fait « Al Hilal Al Khaseeb », en français : « Le Croissant fertile ». Puis
j’ai découvert ce livre De A à X de l’auteur
britannique John Berger dans lequel il parle en ces
termes de la destruction d’une maison par un
missile : « Le lendemain, je l’ai accompagné parmi les décombres. Il y avait plusieurs épicentres, où tout avait été réduit en poussière, avec de petits fragments éparpillés autour. À part quelques tuyaux et quelques câbles, il ne restait aucun objet reconnaissable. Ce qu’il avait fallu toute une vie à assembler s’était envolé sans laisser de traces, et avait perdu son nom. Une amnésie non de l’esprit, mais du tangible ». Cette expression « amnésie du tangible » m’a énormément frappé, au point d’avoir
envie de la placer comme titre de la création. J’ai
finalement choisi de l’épurer en optant pour Le tangible. Il me semble bien résumer notre démarche
à l’égard du sujet choisi. J’ai toujours été passionné
- et enragé - de ce qui se passe au Moyen-Orient.
Mais à chaque fois qu’il s’est agit de monter une
pièce à partir d’une situation ou d’un événement
d’actualité politique – comme en 1991 (Het is nieuwe maan en het wordt aanzienlijk frisser) sur la
première Guerre du Golfe ou en 2003 sur la
deuxième avec En quête - je tente d’utiliser le fait
brut comme métaphore pour parler de l’humain en
général.
Cette pièce n’a pas la prétention d’analyser une
situation géopolitique. Nous parlons dans Le tangible de la perte, pour l’humanité, du
patrimoine. De ce que nous faisons, sur le plan
collectif et individuel, de nos héritages culturels. La
notion de « perte du tangible », c’est-à-dire de la
réalité palpable, était pour moi une belle
métaphore de notre spectacle. Cette région devient
alors l’image type de ce que l’humanité peut
s’infliger à elle-même.
Le défi était de trouver suffisamment d’abstraction
dans notre traitement du sujet pour ne pas sombrer
dans l’explication rationnelle qui est, elle, du
ressort des historiens et des journalistes. Si l’enjeu
avait été documentaire, notre pièce n’aurait eu
aucune raison d’être puisqu’il y en a déjà ! Prenons
l’année 2006 à Beyrouth avec 33 jours de Mai Masri.
Il fallait aussi éviter le néo-orientalisme qui est très
présent de nos jours. Ce que nous voulons raconter
est de l’ordre de l’émotionnel, du sentiment de rage, de désespoir ou des sentiments contraires. C’est un
vrai jeu d’équilibriste.
Ce jeu d'équilibriste dont vous parlez, vous tentez de l’établir via un montage de matériaux textuels divers. On peut entendre les textes de Mahmoud Darwich, John Berger ou Abbas Beydoun qui se superposent à la danse et au matériel visuel . Pourquoi avoir choisi ce dispositif polyphonique et non la mise en scène d’une seule oeuvre ?
Frank Vercruyssen : Le point de départ de ce
spectacle, ce sont les danseuses. En juin 2008, j’ai
demandé à Liz Kinoshita, Tale Dolven, et Federica
Porello si elles voulaient travailler avec moi sur ce
sujet. Je les ai rencontrées à PARTS, l’école d’Anne
Teresa De Keersmaecker à Bruxelles où j’ai
enseigné. J’avais d’ailleurs créé avec Tale et Liz
Nusch (2006), sur des poèmes de Paul Eluard, en
collaboration avec Rosas. Puis j’avais continué à
suivre leurs travaux. Pendant l’été 2008 j’ai
commence à penser à ce fameux triangle Beirut-
Palestine-Baghdad comme point de départ
thématique. J’ai ensuite entamé une longue période
de lectures, de textes d’auteurs pas seulement
arabes mais également occidentaux. Et j’ai entassé
beaucoup de matériaux, peut-être quinze
centimètres de papiers ! En découvrant De A à X, j’ai
pensé qu’il pourrait être le fil dramaturgique de la
pièce. Au niveau de la narration, John Berger
attaque la problématique de façon explicite mais
avec une délicatesse extraordinaire. Il est question
d’un échange épistolaire fictif entre une fille
résidant dans un pays non nommé et son amant
dont on présuppose qu’il est en prison. Ce qui est
très beau, et très inspirant au niveau théâtral, est
que cet amant ne répond pas. En revanche, il écrit,
au dos des lettres, des fragments de sa vie en
prison, des pensées. C’est ce « manque »
magnifique, cette incomplétude, l’absence de
réponse qui nous a donné la possibilité d’accrocher
au texte de Berger d’autres récits. Et de commencer
à composer. C’est ce que nous avons fait tous les six
(les trois comédiens et les trois danseuses) à Anvers
lors des premières séances de travail : sélectionner
le matériel textuel et affiner son agencement. Nous
avons filtré un scénario en conservant cinq auteurs.
La difficulté est de gérer la danse, le texte et la
dimension visuelle en même temps parce que nous,
STAN j’entends, n’avons pas l’habitude de créer des
spectacles multimédias. Comment faire en sorte
que cette pluralité de médias, ajoutés les uns aux
autres, ne s’annulent pas mais s’enrichissent ? C’est
une question très difficile. L’organisation du
plateau est, en plus, beaucoup plus stricte lorsqu’il
y a des danseuses.
John Berger dit que, au XIXe siècle, la prose était un
outil efficace pour prendre position sur le monde,
réveiller politiquement les consciences, mais que la
prose, aujourd’hui, a perdu cette faculté. Selon lui,
c’est la poésie qui occupe maintenant cette
fonction : s’adresser directement aux blessures (“it
addresses the wound directly”). En fait, ce que l’on a
découvert sur ce projet, et qui donne beaucoup
d’oxygène, c’est que c’est la danse qui prend en
charge cette fonction. Ce qui me rend assez
heureux, puisque ce fut une évidence partagée par
tous : la danse se présentait comme le moyen de
communication le plus efficace. Le projet était parti
de l’envie de travailler avec les danseuses, et à la fin
du travail, nous retombions sur cette évidence.
Évidemment, la danse est colorée par le texte.
De quel le nature sont les images créées par Ruanne Abou-Rahme et Yazan Khalili : photo-journalistique?
Frank Vercruyssen : Surtout pas ! On leur a demandé d’aller à Beyrouth comme photographes palestiniens mais il était évident qu’ils étaient dans la même démarche que la nôtre. C’est-à-dire, sans aucune envie d’aller photographier le mur de Gaza ou les bombardements à Beyrouth. Ce sont des images beaucoup plus abstraites, des témoignages intimes. Je suis persuadé que les trois quarts de la salle ne s’aperçoivent pas que ces photos ont été prises à Beyrouth ou en Palestine. Le soir de la première à Bergen, une dame est venue me voir en me demandant dans quel pays, finalement, l’histoire se déroulait : Palestine ? Tchétchénie ? Cela me réjouit beaucoup, parce que c’était notre objectif de créer un tel trouble.
Les pièces du Tg STAN racontent souvent, en creux, la singularité d’une rencontre entre artistes. Jusqu’à quel point l’histoire personnel le des interprètes colore-t-elle Le tangible ?
Frank Vercruyssen : Le point de départ de la pièce est certes l’histoire de ce « Croissant fertile » avec la Palestine comme épicentre. Mais d’autre part, il est juste de dire qu’elle parle aussi des réalités diverses des gens réunis sur le projet. Durant les bombardements de Gaza fin 2008, il y avait des échanges d’e-mails très touchants entre Tale et Liz qui étaient respectivement chez leurs parents en Norvège et au Canada et Jolente de Keersmaecker et Ruanne qui étaient, eux, à Ramallah. Tale et Liz leur disaient qu’elles étaient dans un paysage immaculé, vierge, avec de la neige tout autour, et avec leurs familles, et que tout était paisible ici. Et c’était très beau parce que c’était un oxymore total. Comme la réunion contradictoire de deux mondes différents. Nous conservons, dans Le tangible ce genre de poésie. Je n’ai pas voulu que les interprètes se sentent obligés de lire toute la documentation historique possible sur le Moyen- Orient. Parce que cette pièce parle avant tout de ce genre d’échanges, entre nous, forts de nos identités diverses, de notre façon toute personnelle de nous situer face au monde. Tout, dans la pièce, parle de cela.
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