theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face »

Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face

+ d'infos sur le texte de Wajdi Mouawad
mise en scène Dominique Pitoiset

: Entretien avec Wajdi Mouawad

La porte d’entrée du prologue est extraordinairement concentrée. On est frappé à la lecture par le cône visuel que forment les premiers vers. Ils concentrent le sujet en remontant dans le temps, comme un big bang inversé. Il y a une géométrie parfaite de la phrase. Ecrivez-vous autant avec les yeux qu’avec les oreilles ? Le visuel de la page peut-il avoir une influence ?


Oui. Parfois, la scène fait deux pages, et déborde de trois lignes sur la troisième page. Je trouve ça totalement inélégant. Je peux travailler des heures pour couper trois lignes alors que je ne sais plus où couper. D’une certaine manière, ce sont des indices, une sorte de superstition graphique. La chose apparaît. Dans la première scène, il m’a fallu des mois pour me rendre compte que la première réplique rimait. Je ne m’en suis pas rendu compte en l’écrivant. Puis, je m’en suis rendu compte, j’ai noté une dissonance, que j’ai retravaillée. C’est un peu la même chose au niveau graphique, même si la chose m’apparaît plus rapidement. En écrivant, je me rends compte que les mots qui viennent sont plus courts les uns que les autres. Ça ne commence pas de manière consciente, c’est d’abord quelque chose de très instinctif, dont je prends conscience et que je peaufine par la suite.


Votre écriture embrasse large, c’est une écriture tragique et épique, qui propose un regard sur le monde très étendu. A-t-elle besoin d’un grand format pour exister ?


Je crois que oui. Je n’arrive pas à faire autrement. Il n’y a pas de volonté de faire trois heures ou six heures. Il y a l’histoire, la chose qui est devant moi. Dans le prologue, j’ai écrit exactement ce qui passe quand je me mets à écrire. Au départ de tout, il y a sans cesse le sentiment que quelque chose me regarde. Or cette chose qui me regarde n’est pas moi. Exactement comme c’est écrit, une ombre dans une ombre me regarde. Vous approchez, elle recule. Elle est prudente, elle vous regarde, elle se méfie. Il faut du temps. Vous passez votre journée en sentant que quelqu’un vous suit. Et ça n’est pas menaçant. Vous pouvez faire avec. Même chez vous. Le soir, vous savez qu’elle est dans la cuisine, vous êtes dans la chambre, vous vous dites : je ne vais pas allez la voir, sinon je vais lui faire peur. Elle n’ose pas venir, mais elle est là. Le temps passe. Elle se rapproche un peu. Vous ne voudriez plus qu’elle s’en aille, parce que sa présence a quelque chose de bouleversant. Cette chose vit en apnée par rapport à ce que vous êtes pour elle. Elle commence à être quelque chose pour vous. Un jour, elle est là. C’est une bête, une chose. C’est une histoire. Elle vous dit je m’appelle Forêts, Incendies, Cadmos. Et il y a un accompagnement. Exactement comme lorsque vous rencontrez quelqu’un dont vous tombez profondément amoureux, le sentiment est très profond, vous ne savez rien de la personne. Il faut du temps, vous ne pouvez pas tout savoir en une fraction de secondes : ce sont des conversations, et un sentiment profond, féroce, commence à naître. Puis, deux ans plus tard, vous dites à cette histoire : « Écoute, on va faire une pièce de théâtre. Ce sera toi, écrite par moi. Je vais nous raconter, te raconter ». Et là, le temps n’existe plus. Je réalise qu’à chaque fois j’ai eu ce sentiment de rencontre avec une histoire, je ne l’ai pas inventée. Je suis incapable de dire une phrase comme : « Dans mes pièces, … ». Je n’ai pas ce sentiment de possession.
Ce n’est pas à moi. C’est le fruit d’une rencontre avec une histoire que j’aime profondément et qui m’aime profondément. Il y a un sentiment d’amitié avec le récit et les personnages. C’est comme si vous vous rendiez compte qu’aucune des histoires d’amour que vous avez vécues n’a duré moins de cinq ans. Vous n’arrivez pas à vivre des aventures. Les trucs qui durent deux jours, vous n’y êtes pas bien. Si ça dure cinq ans, six ans, là oui. Il y a quelque chose de cet ordre. Je n’arrive pas à faire moins. Ce n’est pas lié à la langue. Aristophane, dans le Banquet de Platon, parle de ces êtres premiers qui étaient faits de quatre jambes, deux visages, hermaphrodites. Les hommes se sont affrontés aux Dieux, et Zeus ne voulant pas éliminer les hommes, décide de les trancher en deux. Après, ils passent leur temps à chercher l’autre moitié. C’est un peu la même chose, mais là, c’est comme si je retrouvais l’autre moitié non pas à travers une femme, mais à travers une histoire, comme si je m’accouplais avec une histoire. Cette relation-là donne des pièces de deux, trois, six heures.
Je refuse de donner une réponse du type : parce que j’ai besoin d’aller au bout de l’histoire. Je préfère vous répondre par métaphores, parce que ce rapport au temps est extrêmement profond. Si je donnais une réponse raisonnable, je resterais en surface.


Cadmos est l’homme qui marche, Laïos l’homme qui court, Œdipe l’homme qui boîte. Quel lien faites-vous entre leurs démarches et leurs cheminements ?


Je ne sais pas… C’est comme : oiseaux, chevaux, homme. Ou encore : oiseaux, chevaux, monstre. Il n’y a pas d’animaux chez Œdipe. Cadmos, c’est les oiseaux, Laïos, c’est les chevaux, Œdipe, c’est un monstre, c’est l’homme. C’est venu tellement instinctivement …
Cadmos, se met en marche, il n’a pas besoin de courir. Laïos doit courir, il est obligé, car on veut le tuer. L’histoire nous dit qu’Œdipe boite. Je ne sais pas exactement ce que cette chose-là raconte. Je crois qu’elle raconte cette catastrophe dont je parlais, qui se répète, qui se répétant laisse des marques, se poursuit. Si on avait continué, des centaines de pages plus loin, le héros d’aujourd’hui serait un robot, l’homme avec un pied métallique, l’homme qui ne marche pas seul. On serait passé par une série de déclinaisons, d’amputations qui ont eu lieu depuis le moment où Cadmos utilise les aigles pour se déplacer jusqu’à la robotique d’aujourd’hui. On a une déclinaison de toutes ces répétitions de civilisations et de retours de catastrophes, de plus en plus grandes. Pour moi, l’environnement aujourd’hui n’est qu’une nouvelle catastrophe à venir encore plus grande que celle que nous avons connue au vingtième siècle, qui était la catastrophe de l’homme sur l’homme. Je vais dire une chose terrible, mais en même temps vraie. La Shoah a été continentale, européenne. Moi, en tant qu’oriental, je ne porte pas la culpabilité que peuvent porter les européens. Il n’y a eu aucun collaborateur dans ma famille. Aucun résistant non plus. Nous sommes en marge de cette histoire terrible et monstrueuse. Mais j’ai l’impression que l’environnement, dont je parle comme une catastrophe à venir, ne concerne pas un continent mais tout le monde. Ça, c’est très grec. Le Dieu chrétien dit : Arrête, tu vas à la catastrophe, repens-toi. Les Dieux disent à Œdipe, Tu vas à la catastrophe. Ils ne l’arrêtent pas. La catastrophe, la dernière strophe, la fin te révèlera ton erreur. Il n’y a pas d’autre solution. T’arrêter en chemin ne mène à rien. Tout est question de révélation. Les Dieux encouragent les hommes à se tromper le plus vite possible. Quand ils comprendront, il sera trop tard, mais ils verront. Ils auront le sentiment de la révélation, de la lumière brûlante. La question actuelle de l’environnement, c’est très grec. Tous les scientifiques sont d’accord, tous les chiffres sont là. C’est comme si on attendait la révélation. La tragédie d’Œdipe était circonscrite sur Thèbes. Elle ne concernait pas Corinthe. La guerre de Troie a touché Troie et certaines maisons de certains généraux grecs. La guerre de trente ans, la guerre de cent ans, les guerres de religions, le massacre des amérindiens sont circonscrits. Cela n’a pas touché les chinois. La découverte de l’Amérique va amener l’esclavage, toucher le continent africain. La shoah ravage l’Europe. Là,… Cette marche, qui mène à cette course, qui mène à cette claudication est une façon de raconter ce déplacement de la catastrophe.


A la fin du texte, la révélation du savoir est désignée comme la grande catastrophe. Chez Kleist, le paradis de l’innocence est verrouillé et il nous faut entreprendre un voyage autour du monde pour voir si, peut-être, il ne serait pas ouvert par derrière, du côté de la conscience absolue…


Je me rends compte que ce dont je suis convaincu, malgré moi, et que malgré moi je raconte, c’est que le seul tranchant sur lequel nous pouvons nous tenir debout, en conservant une sorte de légèreté, tout en gardant la mémoire des douleurs passées, c’est de ne pas faire de cette mémoire le lieu du chagrin, présent et futur. Si la mémoire sert uniquement à tenir éveillées les douleurs passées pour subjuguer le présent, c’est faire de la mémoire le lieu d’une douleur qui emprisonne toute possibilité d’avenir. Oublier totalement les catastrophes serait l’erreur opposée. Quand Œdipe finit par dire à ceux qui veulent jeter cette histoire : « Nous vous en empêcheront », il le dit alors qu’il a tout perdu. Il reste debout sur le fil de la mémoire, sans faire de cette mémoire le lieu d’une oppression. « Vous nous avez fait ça… », c’est ce qui se passe au Moyen-Orient, des deux côtés.
C’est compliqué. Je suis un pessimiste très optimiste. J’ai la profonde intuition d’une catastrophe de plus en plus grande, mais en même temps il y a quelque chose de l’ordre de la poétique situation de ces musiciens du Titanic, jouant du violon pendant que le Titanic coulait. Même jusqu’à la dernière fraction de seconde, ne pas choisir entre être le bourreau, la victime ou le juge. Refuser à tout instant de jouer l’un de ces trois rôles qui, de tout temps, ont été imposés aux humains. C’est ce que j’ai voulu mettre dans la bouche d’Œdipe à la fin. Je ne veux pas choisir. S’il le faut, je serai les trois à la fois. Aussitôt que je suis l’un, je serai l’autre. Aussitôt que je deviendrai le juge, je deviendrai la victime, aussitôt que je deviendrai la victime, je deviendrai le bourreau, aussitôt que je deviendrai le bourreau, je redeviendrai le juge, vous ne m’attraperez pas.
Ma réponse n’est pas claire, mais c’est une tentative de dire que la seule position que j’arrive à défendre est ce que Camus appelle être solitaire mais solidaire, mais solitaire, mais solidaire … Ne pas choisir. Il y a là une conscience qui arrive d’une autre manière, qui n’est pas connaissance ou ignorance. Quand on me dit, toi tu es Français, je dis non, je suis Québécois, on me dit tu es Québécois, je dis non, je suis Libanais. Tu es Libanais ? Non, je suis Français. Je ne veux pas choisir.


Propos recueillis par Jörn Cambreleng, le 10 mars 2008

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.