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Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face

+ d'infos sur le texte de Wajdi Mouawad
mise en scène Dominique Pitoiset

: Entretien avec Dominique Pitoiset

Une histoire de regard

Dans la préface de son texte, qu’il a d’ailleurs intitulée “Le Rêve de Dominique”, Wajdi Mouawad souligne que vous êtes à l’origine du projet. De votre point de vue, comment les choses se sont-elles passées ?


Un projet théâtral, un acte de création, sont des voyages. On se lance dans une certaine direction, et chemin faisant, tout peut changer, recevoir un autre éclairage. Ainsi de notre collaboration. Je souhaitais depuis longtemps proposer à Wajdi d’écrire dans les lacunes et les interstices de la tragédie grecque. Et pour cela, de conduire son exploration à partir de cette figure centrale qu’est Œdipe. Centrale, parce qu’avec Œdipe, tel que je le conçois, le tragique devient inhérent au bien le plus propre et le plus intime de l’être mortel, c’est-à-dire à sa propre conscience. Oedipe ne peut s’empêcher d’enquêter sur ses origines, ne peut ni ne veut maîtriser l’énergie de son propre désir de savoir. Il est le premier à se demander explicitement qui il est, le premier pour qui l’identité fasse problème. Le premier enquêteur de soi. Et cette lucidité-là est peut-être inséparable d’une cécité. A cet égard, l’antique roi de Thèbes, la puissance investigatrice de son intellect, se tiennent au seuil de ce qui ouvrira la modernité de l’Occident…


Pourtant les ancêtres d’Œdipe venaient de l’autre côté de la mer…


Oui… Et ce paradoxe m’a toujours fasciné. Le premier d’entre eux, l’illustre et mystérieux Cadmos, quitta les rivages de la Phénicie – ce même Liban dont Wajdi Mouawad est originaire – pour tenter de retrouver sa soeur disparue, Europe ravie aux siens par un dieu métamorphosé en taureau. Quand j’ai offert à Wajdi l’occasion de réinventer librement les destins et les générations qui ont conduit jusqu’à ce point éblouissant où un homme se découvre meurtrier de son père, époux de sa mère, frère de ses propres enfants, je savais qu’il rêverait à ce départ sans retour de Cadmos l’exilé, dont la longue errance devait changer de sens en cours de route. Qu’est-ce donc que partir, et partir sans se retourner ? Comment en vient-on à s’arrêter un jour, à se fixer pour tenter une fondation ? Comment peuvent se concilier le nomade et le sédentaire, l’indigène et l’étranger, quelles histoires ou quels mensonges sublimes ou sordides faut-il inventer pour faire admettre de tels mélanges ?


Pour aborder ces légendes, est-ce que le théâtre grec vous a servi de point de repère ?


De point de départ, plutôt. J’avais rêvé d’un montage des œuvres des trois grands Tragiques autour du destin de la ville de Thèbes. Euripide, avec Les Phéniciennes, résume en une pièce tout ce qui concerne Œdipe et sa descendance ; Eschyle et Sophocle, avec Les Sept contre Thèbes, Antigone, Œdipe à Colone, fournissent des matériaux pour la conclusion… Mais par où commencer ? Ce qui m’intéressait, c’était la succession des générations en un même lieu. Or il se trouve malheureusement que l’Antiquité ne nous a conservé aucune tragédie portant sur les destins des ancêtres d’Œdipe, à commencer par son père Laïos. Et puis, comment concilier des langues, des styles aussi différents ? D’où l’idée de proposer à un auteur contemporain de s’emparer de ces bribes de légendes et de les réinventer à sa façon. Et là, bien entendu, tout a commencé à se transformer : remonter à l’enlèvement d’Europe, c’était forcément, pour Wajdi, en venir à poser d’autres questions – celles du passage des frontières, celles de l’exil et de l’errance. Ou plus largement, celles de l’Histoire que les hommes tentent de construire.
Le dispositif scénique est tout à fait particulier…


Sa conception remonte assez haut dans le projet. De façon générale, il est lié à l’intuition que le théâtre grec, entre autres traits remarquables, a ceci de particulier qu’il fut lui-même une création. L’invention dans la cité grecque du theatron, ce “lieu où l’on voit”, a été l’ouverture d’un plan de visibilité, d’un dispositif d’exposition dans lequel inscrire et interpréter à nouveaux frais les histoires de la cité. Et cela, afin de porter à un degré inédit de compréhension collective les actions qui s’y déploient. Léonard de Vinci disait de la peinture qu’elle est cosa mentale ; il me semble que ce plan et ce dispositif qu’invente le théâtre grec le sont également. Ils le sont, comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, au même titre que l’espace de l’écriture, de la géométrie ou de la démocratie – une sorte de pur médium, un lieu ou un milieu de l’abstraction, dans lequel montrer, démontrer, débattre. Un lieu public et accessible, en droit ouvert à tous. Ces espaces ou ces milieux, j’ai toujours cherché à en interroger le fonctionnement, à explorer leur parenté profonde. Travailler la matière grecque est donc pour moi l’occasion de réfléchir sur la mise en forme du champ visuel, sur les rapports entre lisible et visible qui constituent l’opération propre des arts plastiques et du théâtre. Cela dit, il y a aussi des raisons plus particulières qui expliquent les choix scénographiques. Au sein du répertoire tragique, Œdipe est le personnage en qui la question du regard, de ses pouvoirs, de ses limites, est ouvertement posée.


C’est un peu ce que vous aviez déjà tenté avec La Tempête. Vous aviez d’ailleurs proposé au public d’imaginer un Prospero aveugle…


Comme Œdipe, c’est vrai ! Mais, là, j’avais travaillé à partir de la conception shakespearienne du théâtre. J’avais essayé de faire en sorte que la magie du théâtre propose un reflet à la fois fidèle et critique des pouvoirs surnaturels de Prospero. Cette fois-ci, en partant des Grecs, j’ai plutôt rêvé d’une sorte de laboratoire d’anatomie ou de paléontologie.



Est-ce que le texte de Wajdi Mouawad se prête à un tel traitement ?


Il me semble bien que oui… Une mise en scène doit toujours provoquer une certaine résistance du texte, et vice-versa. La trilogie de Wajdi est précédée d’un étonnant prologue, un récit mythique conduit en mots très simples. Une voix nous y fait assister à une sorte de surgissement de l’humain. D’après ce que dit la voix de ce prologue, il y a eu un temps, bien avant que l’Histoire ait commencé à se dérouler, où un être a ouvert les yeux au milieu de la nuit. Voilà tout : il y a cet événement premier qu’est l’éclosion d’un regard singulier tourné vers les ténèbres vides. Ou pour le dire autrement, l’éveil soudain d’une conscience lucide surgissant dans le temps du sommeil. Aussitôt, il y a présence et sentiment d’une présence, “celle d’une ombre cachée dans l’ombre”, dit la voix, ou celle de “quelque chose d’immense” et qui n’a pas de nom, tapi dans l’obscurité. Et donc, cet être qui ouvre les yeux, à l’origine, pose une question, la première : “Qui est là ?”, qui devient presque aussitôt : “Qu’est-ce qui me regarde ?” Comme si c’était l’origine elle-même qui était question, élan de quête et d’interrogation, mais aussi regard aveugle ou invisible.


On retrouve la question du regard…


Exactement. Et elle ne nous lâchera plus.


Œdipe est donc au terme d’une aventure de la vision ?


Au terme ou au commencement. La naissance du regard et de la question, dans le poème de Wajdi, sont inséparables de l’avènement de l’humanité – c’est-à-dire de ce mouvement inlassable de recherche de soi qui constitue l’humain.


Ainsi, la trilogie de Wajdi Mouawad raconterait en quelque sort l’entrée de l’homme dans le mouvement de l’Histoire…


Nous n’en avons pas parlé en ces termes, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose comme cela. Dès la fin du prologue, on paraît en effet entrer dans le temps de l’Histoire, ou des histoires. Un temps désormais linéaire, haletant, précipité. Chacune des trois pièces est calquée sur les errances d’un héros, et chacun semble doué, en tant que voyageur, d’un style propre. Cadmos est celui qui n’aurait pas dû partir, et qui semble oublier en chemin le but qu’il s’était assigné. Il est aussi celui qui apporte, au rivage où il aborde, une petite boîte contenant les lettres de l’alphabet. Donc, c’est par lui que l’on sort de la préhistoire, et cela de la façon la plus littérale… Il a été un enfant à qui une étrange vision a arraché des larmes ; un petit garçon qui a vu son père déchaîner une violence inouïe et envoyer ses trois frères à la mort, puis qui l’a entendu proclamer dans son désespoir qu’il n’y a pas de dieux. Etranger solitaire venu d’au-delà des mers, il croise sans trop le savoir le divin sur sa route avant de devenir fondateur de cité. Mais ce qu’il fonde, une utopie ou un mensonge, n’échappe pas aux lois de l’Histoire et du conflit. Laïos, son arrière-petit-fils, devra fuir la cité où la guerre recommence entre étrangers et autochtones. Lui a été un enfant enfermé, caché au fond d’un palais, coupé du monde sous prétexte de le mettre à l’abri. Il croit fuir droit devant lui, s’exhorte à courir loin de Thèbes, loin de la mort ; arrivé chez Pélops, une fois encore il veut s’échapper afin de ne pas succomber à une tentation atroce. Mais contrairement à son aïeul, Laïos est celui qui ne peut s’empêcher de revenir sur ses pas : “cours, cours”, lui avait dit le devin Tirésias, “ton chemin te ramènera ici”…


Et il retourne chez son hôte Pélops pour lui ravir son fils…


Oui… Puis il remonte sur le trône de Thèbes et provoque une guerre sanglante, sans comprendre que “l’enfant”, comme l’a prophétisé le devin, est destiné à être sa perte. Œdipe, enfin, connaît comme son père “la course de violence”. Il n’a qu’une idée : “ne pas revenir / ne pas se retourner / ne pas regarder en arrière !”. Mais le fils de Laïos, qui croit fuir sans se retourner, revient en fait au lieu de sa naissance et répète la course de son père. Alors qu’il s’imagine fuir droit devant soi, sa ligne de fuite se révèle être un cercle, joignant la fin au commencement…


Mais où Œdipe a-t-il commencé ?


Où commence un cercle ?... Comme le dit Œdipe à la Sphinge : “Une question me regarde / La réponse me regarde. Je suis ta réponse, / Monstre. C’est l’homme / Qui va vers son mystère / Et y retourne / D’homme en homme / Depuis la nuit de la nuit / Jusqu’au jour du jour. / L’homme monstre l’homme !” Voilà la réponse d’Œdipe, et on ne peut pas ne pas y entendre un écho de la toute première question, celle qui était posée dès le prologue, avant même que commence l’errance de Cadmos. Si l’homme “retourne à son mystère”, ce mystère est celui de son commencement… Œdipe est celui qui incarne au plus près le retour de l’homme à son origine, et peut-être aussi le côté à la fois monstrueux et innocent de ce retour. Monstrueux, parce qu’Œdipe est aussi un monstre, un être impossible qui ne devait pas être et pourtant qui est. Et innocent, parce que bien entendu, il n’y est pour rien… Il est le premier de sa lignée dont l’être soit un problème, et d’abord à ses yeux. Le contraste avec son père Laïos, qui se plaît à invoquer sa “nature” pour justifier ses actes les plus ignobles, est tout à fait frappant à cet égard. Œdipe, lui, est un être contre nature, point aveugle et point d’interrogation… Mais si l’homme est l’être qui a partie liée avec son origine, alors Œdipe est humain entre tous, lui qui aura payé de ses yeux le fait d’avoir peut-être entrevu “ce qui ne peut se regarder en face”, comme le revers obscur de la lucidité humaine.


Propos recueillis par Daniel Loayza, le 22 mars 2008

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