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Le Retour

+ d'infos sur le texte de Harold Pinter traduit par Philippe Djian
mise en scène Luc Bondy

: Répéter Le Retour : notes d’une fin d’après-midi

Par quel bout saisir une pièce comme Le Retour ? Les psychanalystes enseignent que l’inconscient ne connaît ni le temps, ni la négation. S’il n’y a pas de temps, une blessure peut y rester à tout jamais aussi fraîche qu’au premier jour. C’est ce qu’on appelle le traumatisme : la plaie qui ne se referme pas ou plutôt qui n’en finit pas de se rouvrir, toujours déjà ouverte. Et s’il n’y a pas de négation dans l’inconscient, toutes les contradictions peuvent y coexister. Une forêt obscure, infernale, où tous les prédateurs s’entre-dévorent mais sans jamais s’exterminer, car chacun peut s’y transformer en son ennemi – chez Goya, quand le vieux Saturne ou Kronos dévore l’un de ses enfants, on dirait qu’il s’en prend à un morceau de son corps. Le royaume d’un temps qui désire s’abolir lui-même, s’éterniser, se figer (conséquence : ça revient, ça se répète, ça recommence en tâtonnant, encore et encore, en un mouvement perpétuel comme celui de la mer). Un lieu assez particulier, en somme. Il n’est pas sans rapport avec la scène pintérienne, et tout spécialement avec Le Retour.


Voyez Max. A la première page de la pièce, il adresse une demande sans réponse et s’exclame Did you hear me ? A la dernière page, il adresse une demande sans réponse et s’exclame : Do you hear me ? Est-ce qu’on l’a entendu, est-ce qu’on l’entend ? Les objets passent, les désirs restent. Quand son fils Teddy revient après des années, c’est comme s’il savait déjà que rien n’a bougé. Sa clef ouvre toujours la porte. Max habite toujours là. Et il demande “pourquoi ne pas oublier le passé”. Et il insiste, invitant son fils et sa bru à vivre “dans le présent (…). N’oubliez pas que cette terre a cinq milliards d’années, au moins. Qui peut se permettre de vivre dans le passé ?” Il n’y aurait donc que le présent – mais dans cette pièce (au double sens du terme : fragment d’action dramatique, morceau d’espace habité – une pièce pintérienne, c’est à la fois le temps et la chambre), ce présent n’est rien d’autre que le point actuel où les fantômes passent, reviennent et se donnent rendez-vous. Peut-être que personne ne peut se permettre de vivre dans le passé, mais on le fait quand même, à crédit – et tant pis si on le paie cher, si les dettes ne se laissent pas jamais tout à fait régler, si on ne peut jamais s’empêcher de revenir à un certain point d’origine au risque d’y croiser ses revenants, car qui donc a la force de faire autrement ?…


Ce même Max récite à qui veut l’entendre (et même à qui ne veut pas) ses souvenirs de la grande époque où sa femme était encore vivante. Une femme extraordinaire, la colonne vertébrale” (the backbone) de la famille, “avec une volonté de fer” et “un coeur en or” (a will of iron, a heart of gold). Moins de deux minutes après, cette même femme est traitée de “putain” (slutbitch). D’ailleurs, la vraie mère de ses enfants, c’est lui, Max… Il est un peu comme Lear qui sentait ses filles lui dévorer les entrailles : lui aussi, comme le roi shakespearien, a souffert “la douleur de l’enfantement”, et aujourd’hui encore, dès qu’il tousse, son dos le lâche. Curieux, d’ailleurs, cette importance du dos dans certaines scènes… En anglais comme en français et en bien d’autres langues, sans doute, quelque chose qui se fait à votre insu s’opère behind your back, “dans votre dos”. Tout à l’heure, peu après le début de la répétition, il y a eu un court moment où Teddy (Jérôme Kircher) est resté le dos tourné à son père. Max (Bruno Ganz) en a profité, comme par hasard, pour lui adresser une réplique comme on plante un couteau entre les omoplates : “Alors, comment les choses ont-elles marché pour toi, fiston ?” Je ne sais pas si le dos de Teddy s’est réellement crispé quand la voix paternelle est venue le frapper par derrière. En tout cas, c’est ce que Luc Bondy a vu, lui. Ou qu’il a cru ou voulu voir, et c’est ce qui seul importe, montant aussitôt au plateau, chuchotant à l’oreille de Jérôme quelque chose comme “C’est fantastique ! C’est le ton paternel, c’est sa voix qui fait que ça bloque dans ton dos…” pour achever de transformer ainsi quelques mots d’apparence anodine en un choc, un de plus, à encaisser silencieusement – le temps, quelques secondes à peine, où la voix du père résonne sans visage. La voix de ce même père qui vient de rappeler qu’il aimait tant donner lui-même le bain à ses petits garçons, l’un après l’autre. Oui, le traumatisme… Il n’a d’ailleurs pas à correspondre à une atteinte “réelle” du corps : dans l’inconscient pas plus que sur scène, “réel” et “fictif” n’ont rien d’incompatible, ce que l’on a cru voir vaut bien ce que l’on voit. Qui peut débrouiller le vrai du faux dans ce que raconte Max ? Et comment faire la part de la répulsion et du désir, de la stratégie calculée et du délire incontrôlable ?


A propos de la scène pintérienne, on parle souvent d’oppression, d’atmosphère étouffante. C’est vrai. Assis dans la salle parmi d’autres témoins (Luc Bondy, Philippe Djian qui est venu voir et entendre son texte français prendre corps, Ruth Walz qui saisit discrètement au vol quelques photos) j’ai l’impression d’être en plongée à une profondeur océanique, dans les ténèbres des grands fonds, et que seul le quatrième mur nous sépare d’un milieu où règne une pression monstrueuse. Au fait, la psychanalyse enseigne aussi que nous n’avons pas accès directement à l’inconscient : nous ne pouvons que le reconstituer du dehors, d’après les traces qu’il laisse, les déformations qu’il imprime à d’autres niveaux de notre vie psychique. La scène pintérienne, comme le rêve, comme le lapsus ou l’acte manqué, est peut-être une manière d’approcher ce lieu en nous. Elle est un flot noir peuplé de créatures étranges, ou une image saisissante de ce flot. Elle est aussi la cloche de plongée transparente qui nous tient à l’abri et préserve notre atmosphère. – Enfin, “transparente”, c’est peut-être parler trop vite… Si transparence il y a, elle doit être conquise. Car Pinter est sans doute un auteur qui manie l’opacité de façon extraordinaire, mais cette opacité, cette part qui résiste aux prises de la compréhension consciente, doit être comme le seuil d’une autre sorte d’évidence. Pinter sait la faire jaillir les plus petits détours d’une conversation anodine, et soudain on décroche, on bascule dans tout autre chose – c’est vraiment comme dans certains rêves où l’impossible est un fait avéré, accepté, et où l’on comprend, l’espace d’un instant on entrevoit un sens absolument lumineux, même si au réveil on ne sait plus, tout s’oublie et se dissipe dans une autre lumière qui est celle du jour. Si Pinter est clair, il est même l’un des auteurs les plus clairs qui soient, c’est d’une clarté nocturne. Teddy fait son retour en pleine nuit…


Comment donc aborder ce monde, ce texte-là ? En répétition, Luc Bondy et ses comédiens l’observent avant de l’“interpréter”, avant de lui imposer de l’extérieur une lecture “métaphysique”. Ils le mettent à l’épreuve, le laissent déployer son propre fonctionnement, font minutieusement jouer ses rouages. Pour percevoir eux-mêmes et nous faire percevoir cette obscurité, ils s’appliquent en quelque sorte à nettoyer les hublots du sous-marin où nous serons bientôt conviés : à travers cette clarté de cristal, ils regardent de toutes leurs forces et peu à peu, ils passent de l’autre côté. Et là, tout un monde les attend, reconnaissable, énigmatique. Il y a des personnages et des rapports entre eux – filiaux, conjugaux. Il y a des rivalités, des désirs, des silences, des pauses. Pour donner chair à tout cela, dit Luc Bondy en fin de répétition, “surtout pas de métaphysique, surtout pas d’abstraction, mais de la psychologie !” La psyché de chacun doit monter en charge et en tension ; il faut être, conclut le metteur en scène, “aussi concret qu’un tableau de Lucian Freud”. Ainsi travaille Bondy, en quête du réel selon Pinter : donnant du poids concret à chacune des situations, coup après coup, comme en un rêve qui serait aussi une partie d’échecs.

Daniel Loayza

07 septembre 2012

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