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Le Moche

mise en scène Jacques Osinski

: Entretien avec Jacques Osinski

Propos recueillis par Pierre Notte

Dans Le Moche, un employé modèle, d’une laideur exceptionnelle, se fait opérer le visage. Doté dès lors d’une beauté supérieure, il est envié au point de voir son entourage se faire opérer. Tous, autour de lui, portent bientôt sa figure dupliquée. L’homme perd son sens ; dislocation de soi dans la reproduction du même. Dans un espace de jeu clairement délimité, les comédiens endossent plusieurs personnages, jonglent avec des repères explosés de lieux et de temps. Dans Le Chien, la nuit et le couteau, un homme marche dans une nuit sans fond, cauchemar de rencontres et de hasards. Lui, nommé M, se trouve aux prises avec des créatures affamées, armées de couteaux. Il tue pour se défendre avant d’être sauvé par l’amour et la lumière. La nuit, la rue, deviennent des couloirs oniriques où les êtres s’égarent, se fuient, proies ou prédateurs.

Mayenburg, héritier d’Horváth et de Büchner


Marius von Mayenburg est un dramaturge né en 1972, devenu l’auteur associé de Thomas Ostermeier à la Schaubühne, bastion berlinois de la scène internationale. Je l’ai découvert à la lecture de L’Enfant froid, pièce extraordinaire d’un prodige dont l’écriture s’inscrit dans la tradition allemande, celle d’Horváth, de Büchner. Mayenburg est un véritable et noble héritier des classiques qui a intégré toute la dramaturgie moderne. Avec d’autres auteurs de sa génération, tels Falk Richter ou Roland Schimmelpfennig, il a créé une nouvelle dramaturgie allemande, totalement contemporaine. Le Moche et Le Chien, la nuit et le couteau traitent de deux manières contradictoires du même thème du monstre. Lette, le « moche », est d’une laideur monstrueuse, inacceptable pour les autres. M., le personnage de Le Chien, la nuit et le couteau est aux prises avec des figures monstrueuses, qui veulent le dévorer. Mais on peut aussi se demander si ce n’est pas lui le monstre, l’exception. Le monstre, c’est celui qui est anormal, qui n’est pas comme les autres. Cependant les deux pièces sont très différentes. Le Moche est une comédie implacable, grinçante et extrêmement drôle. Le Chien, la nuit et le couteau est une oeuvre plus dramatique, onirique, fantastique et noire. Mayenburg opère une réelle déconstruction de l’espace et du temps. Le matériau qu’il fournit aux acteurs est exceptionnel. Ses phrases sont courtes, vives. Les acteurs jouent plusieurs personnages qui deviennent des figures. Dans Le Moche, celles-ci sont quotidiennes : trois femmes prénommées Fanny, trois Karlmann, deux Scheffler. Les mêmes acteurs sont tour à tour l’épouse et la maîtresse, le patron et le chirurgien sans changer de costume… Dans, Le Chien, la nuit et le couteau, les changements sont plus marqués, les images plus fortes, les figures inquiétantes et fantasmatiques. Mais il reste toujours une connivence avec le public du fait que celui-ci reconnait l’acteur derrière la figure qu’il endosse. Mayenburg excelle dans les jeux de miroirs. Il s’amuse avec les conventions. Il porte un regard bienveillant sur les êtres. C’est un regard sans cruauté, sans jugement.


Le Moche et Le Chien, la nuit et le couteau, diptyque


Mayenburg travaille à un éclatement du temps et des lieux. Il propose des morceaux de puzzle qui finissent par constituer un ensemble. Il aborde toujours des thèmes contemporains mais il les aborde de biais. Cela se fait de manière ludique dans Le Moche, beaucoup plus onirique dans Le Chien, la nuit et le couteau. Mais dans les deux pièces, on retrouve des glissements de temps, un jeu avec l’espace. Tout le monde peut se projeter dans Le Moche, où il est question de l’apparence, de la volonté d’obtenir un visage parfait. Mayenburg met en place une mécanique comique implacable. Je souhaite que les acteurs se trouvent toujours sur le plateau dans une aire de jeu bien délimitée, avec ses repères ; une sorte de ring. Là, les acteurs jouent tous les personnages, qui par ailleurs portent les mêmes noms, et changent de visages. Mais tout réside dans le texte, dans les mots. L’auteur veut éviter tout grimage ou maquillage, seul le plaisir du jeu compte et l’emporte sur tout. C’est un formidable défi pour le metteur en scène. Nous jouerons la pièce dans une économie importante de signes de mise en scène car tout est dans le texte. Au contraire, pour Le Chien, la nuit et le couteau, j’ai envie de créer des images, de donner corps au texte. C’est un peu comme si Le Moche se créait sur un souffle, une voix et Le Chien, la nuit et le couteau avec un corps. Les scénographies aussi seront très différentes, légère pour Le Moche, plus présente pour Le Chien, mais j’aime l’idée qu’il y aura comme une trace inconsciente de l’autre pièce dans le décor de chacune.
On peut penser que derrière le rideau presque opaque du Moche vit un peu de l’univers du Chien


Dissoute ou dupliquée : l’identité perdue


On est avec Le Chien, la nuit et le couteau dans un espace onirique, épuré. On a affaire à un véritable ovni, même si on s’inscrit davantage dans le récit. La pièce se déroule en une nuit, qui laisse apparaître finalement le jour et la lumière. Il y a trois personnages, dont M, qui rappelle le protagoniste du Procès de Kafka, K. On peut aussi penser à M le maudit. M se retrouve là dans un cauchemar, croise le maître d’un chien, et d’autres figures, toutes armées de couteaux, qui ont pour seul projet de le manger. Pour s’en défendre, il va les tuer. C’est un conte cruel, un voyage initiatique noir. Le personnage se voit plongé dans des situations inextricables et sombres, à l’hôpital, en prison, condamné à mort, jusqu’à ce qu’une femme le sauve, par l’amour qu’elle lui porte. Le Moche comme Le Chien sont deux fables, l’une ancrée dans le réel immédiat, l’autre plus proche de la légende archaïque, à la fois enfantine et futuriste. J’aime beaucoup le voyage que nous faisons entre ces deux pôles, où le monstre apparaît toujours. Il est question de la perte d’identité, de sa dissolution : le personnage du Moche se voit dupliqué, et se trouve dissout dans les copies que l’on fait de lui, tandis que celui du Chien, est un amnésique, perdu dans une ville nocturne et cauchemardesque.

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