: Épure forte et tragique
Par Éric Ruf
Une « épure », en construction ou en architecture, est un traçage au
sol de l’embase d’un décor ou d’un assemblage. Elle est l’empattement
initial, dessiné, pensé, de la construction à venir, le départ de sa pers-
pective et l’assurance de sa hauteur.
Il en est de certains spectacles comme de certaines constructions, leurs
fondations sont si justement pensées qu’elles durent longtemps.
Chaque saison, l’administrateur général de la Comédie-Française se
voit proposer une liste de réformes de décors. Il faut alors décider d’en
« casser » certains, ceux de spectacles dont les reprises ont épuisé leur
public potentiel, pour permettre aux ateliers de construction d’en stocker
de nouveaux. Cette rotation est obligatoire mais chaque réforme est
une condamnation sans retour.
Sur cette liste, le stylo tremble souvent à en biffer certains dont « l’épure »
justement est exemplaire, surtout lorsqu’il s’agit de titres classiques.
Quand une version est manifestement réussie, épouse justement ce qui
a rendu classique l’œuvre montée et en renouvelle très simplement le
plaisir et l’intérêt, la condamner définitivement n’est pas chose facile.
D’autant qu’il faudra, pour en créer une nouvelle, attendre que les années
passent pour éviter le simple effet de comparaison et sans assurance
d’ailleurs que cette réédition soit à la hauteur de la précédente.
Le Malade imaginaire de Claude Stratz est de cette veine et de cette
serpentine, longue et permanente réussite (plus de cinq cents repré-
sentations). Le bonheur des lectures lorsqu’il s’agit de classiques tient
sans doute à leur singularité et au fait que les metteurs en scène réussissent
à contourner toute convention établie pour épouser le muscle profond
des œuvres. L’épure initiale de Claude était forte et tragique, son spectacle
crépusculaire et dense – les fraises des médecins, les clystères mais avant
tout le désir obsédant de contrefaire la mort, de faire le mort, d’entendre
post mortem ce qu’on pense de nous, de pouvoir séparer le grain de
l’ivraie. Vieux fantasme taraudant mais toujours vivace.
J’ai souvent remarqué – et le parallèle est pertinent aussi s’agissant
d’architecture – que lorsque l’équation initiale d’un spectacle est aussi
justement posée, alors la distribution peut être entièrement remaniée,
chaque nouvel impétrant épousant avec évidence ce qui a été premièrement
énoncé. Ainsi de L’Avare monté par Jean-Paul Roussillon et joué plus
de vingt-cinq ans, Lucrèce Borgia montée par Denis Podalydès, jouée
plus de cent soixante-dix fois et dont aucune actrice, aucun acteur n’a
fait l’entièreté de l’exploitation, ou notre Malade imaginaire monté par
Claude Stratz, repris de salle originelle en Théâtre éphémère, de villes
américaines en centre-ville chinois... La mort de Claude, quelques
années après la création, n’a empêché ni le désir, ni la nécessité de jouer
ce spectacle à l’envi(e) justement. C’est la règle du Français et sa perma-
nence exceptionnelle.
À ce jour ont endossé déjà le bonnet de nuit du malade – et avec quel
talent – Alain Pralon, Gérard Giroudon et à présent Guillaume Gallienne
qui avait joué d’ailleurs le notaire dans cette mise en scène il y a quelques
années. Une des dernières pensionnaires engagées, Élissa Alloula,
enfile la robe jaune poussin d’Angélique, sous le regard scrupuleux et
amusé de Julie Sicard qui jouait le rôle à la création et qui, depuis
quelques saisons, a repris celui de Toinette après Catherine Hiegel et
Muriel Mayette-Holtz. Alain Lenglet est notre Béralde historique,
mémoire du spectacle et aujourd’hui chef de troupe, après avoir été, un
moment, remplacé par Hervé Pierre et Gilles David. Nous ne comptons
plus les Cléante : je fus le premier, suivi – mais dans quel ordre ? – par
Loïc Corbery, Laurent Stocker, Benjamin Lavernhe, entre autres. Inutile
de convoquer ici les notaires, père et fils Diafoirus, Monsieur Purgon, Monsieur Fleurant, trop d’acteurs lèveraient le doigt, témoins de leur
participation à un moment donné, toute la Troupe presque.
Ce spectacle désigne, en creux, la qualité et l’exception de la Comédie-
Française. C’est un modèle singulier. La Troupe est là pour que les grands
spectacles vivent au-delà d’une exploitation normale et la passation des
rôles entre les déjà 538 sociétaires et le nombre plus important encore
de pensionnaires depuis Molière est une tradition chaque jour renouvelée.
Les Comédiens-Français connaissent tous cette école de l’humilité
et mettent leurs pas dans ceux de leurs prédécesseurs, faisant, de pro-
grammes de spectacles en captations d’archives, un travail archéologique
sensible pour rendre à chaque réplique et à chaque mouvement le geste
originel, le hic et nunc du départ. Ce principe, et ce n’est que justice, a
besoin de la liberté et du singulier de chacun des nouveaux comédiens
distribués pour se réinventer.
C’est ce travail que la nouvelle distribution réunie pour servir le spec-
tacle de Claude Stratz a effectué pour la tournée de l’automne 2019
et pour sa reprise, enfin, Salle Richelieu, celle prévue à l’automne 2020
ayant dû être annulée pour les raisons sanitaires que nous savons.
La peur et la vénération mélangées dont nous sommes capables vis-à-vis des médecins et de la parole scientifique sont admirablement
croquées par Molière. Jamais la précision du trait ne pourrait être plus
saillante qu’elle ne l’est aujourd’hui, le portrait n’a décidément pas pris
une ride.
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