theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Le Garçon du dernier rang »

Le Garçon du dernier rang

mise en scène Jorge Lavelli

: La mise en scène de l'écriture

Entretien avec Juan Mayorga

Irène Sadowska Guillon - Vous avez participé à l'atelier de travail d'acteurs sur Le garçon du dernier rang dirigé par Jorge Lavelli au printemps 2008 à Orléans(1). Que retirez-vous de cette mise à l'épreuve du texte ? Quel nouvel éclairage a-t-elle apporté à la lecture de l'oeuvre ?


Juan Mayorga - Pour moi, c'était une expérience fabuleuse : travailler sur Le Garçon du dernier rang et dialoguer avec Jorge Lavelli et les 15 acteurs français qui ont participé à cet atelier. J'ai été fasciné par le sens exceptionnel du théâtre de Lavelli, c'est un grand artiste.
J'ai tiré de ce travail deux conclusions immédiates pour le texte. D'une part la capacité de Lavelli, simplement avec le jeu de l'espace et les relations des acteurs dans le lieu, de créer quelque chose d'extrêmement fort en restituant la juxtaposition et la continuité, ce qui est constitutif et fondamental du texte. Dans la pièce, la continuité du récit de Claude, le garçon du dernier rang, constitue une scène unique fragmentée qui est la somme de plusieurs espaces-temps.
J'essaye de rendre dans le théâtre le côté magique de la narration romanesque qui permet de changer d'espace et de temps en un instant.
Lavelli à exploré magistralement les possibilités qu'offre le théâtre de contenir dans un même espace divers espaces-temps. Il a fait apparaître des situations théâtralement fascinantes comme, par exemple, celle où l'on voit simultanément deux plans : la famille bourgeoise de Rapha et le professeur et sa femme qui les observent. Ce qui est important dans la pièce c'est la perspective :
le récit qu'on voit sur scène du point de vue du garçon qui fait l'objet du regard du spectateur.
D'autre part, les 15 acteurs de l'atelier étaient répartis en trois équipes. Dans l'une, tous les personnages étaient joués par des acteurs jeunes, ce qui faisait apparaître des choses intéressantes. C'est banal par exemple que Germain, professeur de 55 ans en fin de carrière, soit un homme fatigué par le poids de sa charge professionnelle mais si c'est un professeur fatigué de 30 ans, joué par un jeune acteur, cela pose des questions d'un autre ordre. De même le couple, le professeur et sa femme, joués par deux actrices prend un sens particulier.
À plusieurs égards cet atelier, humainement très riche, a été pour moi une découverte des « mystères » du théâtre auxquels je n'avais pas pensé dans l'écriture du texte, que l'imagination du metteur en scène et des acteurs amènent à des endroits imprévus.


I. S. G. - Dans Le Garçon du dernier rang, vous explorez la relation complexe, perverse, qui s'établit entre maître et disciple pour aboutir au meurtre symbolique du premier...


J. M. - Se référant au modèle du roman d'apprentissage initié en Allemagne par Goethe dans Les Années d’apprentissage de Wilhem Meister, la pièce en prend le contre-pied. Elle est une sorte de « Bildungsdrama » postmoderne où je pars de la réalité de notre temps pour explorer les zones obscures, les contradictions et les rapports de manipulations réciproques, de prédation dans la relation professeur-élève.
On est loin ici de la vision hollywoodienne d'un professeur qui se charge de l'éducation d'un gamin à problèmes, découvre son talent exceptionnel et à la fin, tous les deux sont gagnants.
Dans ma pièce, à mesure que l'élève apprend et se révèle, il est dans une permanente tentative de tuer le maître. Ce sont deux solitaires, deux outsiders. Germain, le professeur, a choisi l'enseignement par vocation, par amour de la littérature qu'il veut partager avec ses élèves. Après des années d'efforts, il est déçu et fatigué par la nullité, l'ignorance arrogante de ses élèves qu'il ne comprend pas. Il s'exile dans la littérature. Il a une meilleure relation avec les livres qu'avec les personnes, y compris sa femme.
Et il y a ce garçon du dernier rang qui vit les problèmes d'une famille déstructurée. La rencontre de ces deux êtres qui ont la même fascination pour la littérature, l'art, la capacité d'observation et d'imagination, débouche sur une relation chargée de violence souterraine, d'ambiguïtés, de contradictions. Cette relation peut donner lieu à des interprétations particulières.
Le metteur en scène argentin Leonardo Goloboff, qui a créé cette pièce à Tucuman en Argentine, m'a dit que beaucoup de psychiatres et de psychanalystes sont venus voir le spectacle qui les a énormément intéressés. Si bien qu'on parle depuis dans le milieu des psychiatres à Tucuman du syndrome du garçon du dernier rang pour désigner un type d'adolescent issu d'une famille disloquée, agressif, manipulateur mais doué, qui est à la recherche d'un père et d'une mère.


I. S. G. - Cependant le parasitage de la famille de Rapha et du couple du professeur par Claude n'est pas réductible à la quête de la mère dans la mesure où il implique aussi une relation à deux hommes et qu'il a pour finalité l'écriture…


J. M. - Claude s'est réfugié dans un cynisme d'adolescent. Il parle de l'absence de sa mère avec ironie et une certaine suffisance, comme quelqu'un qui pense dominer la situation. En même temps, il s'en sert pour provoquer la compassion, un sentiment de protection chez Esther, mère de Rapha.
Il cherche à séduire à la fois par la parole, l'écriture (le poème adressé à la mère de Rapha, son récit lu par Jeanne, la femme du professeur), par l'attention et la compréhension qu'il témoigne aux deux femmes et par sa propre fragilité qui peut être attirante. Dans la mesure où il s'agit de deux femmes mûres, on pourrait certes penser à la recherche de la mère.
Le défi de Claude est plus complexe. Dans son rapport aux deux hommes, le père de Rapha et le professeur, il y a un défi au rival masculin mais aussi un défi à la littérature. En écrivant le poème à la mère de Rapha, Claude sait que les mots ont le pouvoir de transfigurer une femme banale en une personne extraordinaire. Il vit dans la fiction littéraire qu'il a créée et s'y laisse entraîner. Contrairement à ce qu'il a prévu, il finit par devenir amoureux de la mère de Rapha qu'il avait méprisée avant car, à l'observer de plus près, il se rend compte qu'elle mérite l'affection, voire l'amour. Il éprouve probablement de l’affection pour Jeanne, la femme du professeur, traitée par celui-ci avec froideur et un certain mépris.
Tout cela fait partie de la complexité du personnage de Claude, cynique, égoïste et, en même temps, ayant besoin d'amour et capable d'en donner.
Je pense que le propre du théâtre est de créer des situations paradoxales et contradictoires chargées de matières qu'on ne peut réduire à une définition.


I. S. G. - Peut-on qualifier de voyeurisme l'attitude de Claude qui s'infiltre dans la vie des autres pour en faire de la littérature ?


J. M. – C'est une sorte de regard sur la vie des autres qui est propre à la littérature, à la démarche artistique. À la différence d'un voyeurisme vulgaire, il y a le "voyeurisme" de Flaubert, la force de son regard quand il pénètre la vie et la douleur de Madame Bovary.
Quand Jeanne regarde la famille de Rapha à travers le récit de Claude que lui transmet Germain, il se produit une chaîne de déplacements du regard. Alors que Germain est un lecteur critique, intervenant dans l'écriture, Jeanne est à la fois une voyeuse et la première lectrice normale, comme n'importe qui.
Elle est la seule à voir dès le départ le danger de ce voyage à travers la littérature et l'intimité des vies des autres, initié par Claude, partagé avec Germain et finalement avec elle-même.


I. S. G. - Au-delà des nombreuses références littéraires à Madame Bovary de Flaubert, au "work in progress" de Joyce, etc., il y a celle à la mise en abyme de Don Quichotte. Claude est un écrivain, il domine et met en scène sa fiction littéraire dont il est lui-même protagoniste...


J. M. - Il y a une part de Don Quichotte dans chacun des personnages qui vivent tous dans leurs fantasmes, dans leur propre microcosme : des affaires fumeuses avec les Chinois pour le père de Rapha, la décoration de La maison pour sa femme, la performance sportive pour Rapha, le marché de l'art contemporain pour Jeanne, la littérature pour Germain. Pour Claude, la création littéraire est un outil de conquête et de domination. C'est un écrivain qui sait ce qu'il construit mais la fin de son récit n'est pas celle qu'il a prévue. Le point final, c'est la gifle que lui donne le professeur et qui marque la rupture entre eux. Ce geste de violence d'un mari humilié est en même temps une victoire de l'élève qui oblige ainsi le professeur à sortir de son rôle de maître. De sorte qu'ils sont maintenant à égalité.
Claude est à la fois le personnage et l'auteur du Garçon du dernier rang. En ce sens il s'agit en effet d'une mise en abyme radicale à la manière de Don Quichotte. La pièce est une mise en scène de l'écriture, elle s'écrit dans le temps de la représentation.


Irène Sadowska Guillon
le 21 novembre 2008


(1) "Nouvelles écritures, nouvelles interprétations", dans le cadre des Chantiers nomades, avril 2008.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.