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Le Coup droit lifté de Marcel Proust

mise en scène Rodolphe Dana

: Entretien avec Rodolphe Dana

Entrentien avec Rodolphe Dana sur Voyage au bout de la nuit (Louis-Ferdinand Céline) et Le Coup droit lifté de Marcel Proust (d'après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust), réalisé par Christophe Pineau le 25 mars 2015.

Pouvez-vous nous dire de quelle manière audacieuse ces deux auteurs se rencontrent à travers le temps malgré toutes leurs différences d'époque, de style, de personnalité et d'axe de recherche littéraire ?


Rodolphe Dana : Le lien est celui du style, même s'ils sont radicalement différents. Ce sont des inventeurs et leurs styles ont bouleversé la littérature du vingtième siècle. Céline a fait entrer l'oralité dans l'écriture et Proust ses phrases longues et larges comme des rivières, charriant la vie et veillant à ne rien oublier sur les berges.


Ces deux auteurs sont les plus traduits et diffusés dans le monde parmi ceux du vingtième siècle. Quel est pour vous le ressort de ce succès qui ne se dément pas ?


R.D. : Il y a plusieurs ressorts. Proust a construit une œuvre ayant les dimensions d'une cathédrale. L'auteur auquel on pourrait aisément penser en comparaison, c'est Balzac. La Recherche est un roman sur la vocation d'écrivain et donc, inévitablement, sur la question du temps. Mais il y a quelque chose de paradoxal dans ce récit. C'est une longue narration de l'enfance à la vieillesse qui interroge la destruction inéluctable des êtres et des choses. Il y a donc une forme de tristesse, de fatalisme, face à l'écoulement de l'existence, et en même temps un formidable espoir en découvrant dans l'écriture une voie pour conserver précieusement ce qui fait la richesse de nos vies. Pour Proust, l'art seul permet de donner naissance à des œuvres pouvant être épargnées par le temps. L’œuvre de Proust se révèle donc être une philosophie de la vie et la lecture de La Recherche ouvre des horizons insondables en explorant des thèmes universels et atemporels avec une forme de précision quasi maniaque. On peut, à la lecture, tirer des enseignements sur la jalousie, le désir... Céline est amené à l'écriture par le traumatisme de la guerre de 14. Immergé tout jeune homme dans l'horreur, les situations les plus absurdes, il ne peut que dynamiter la littérature en s'y confrontant. C'est paradoxalement très noir tout en donnant à entendre une étonnante puissance de vie. L'écriture de Céline est vivante, joyeuse, en lutte avec ce qui le martyrise dans l'existence. Il y a une obsession de la clarté dans le choix des mots, pour pouvoir lutter pied-à-pied contre la lâcheté donnant naissance à l'horreur omniprésente.


Vous proposez un théâtre résolument tourné vers l'humain. C'est pourquoi Jean-Luc Lagarce, Anton Tchekhov, pour ne citer qu'eux, ont rapidement trouvé place dans le répertoire de votre collectif. Est-ce pour les mêmes raisons que Proust et Céline y figurent à présent ?


R.D. : Oui, l'être humain est, de fait, au cœur de nos préoccupations et des auteurs que nous choisissons. Nous tentons, en nous appuyant sur leurs textes, d'aller au cœur de la nature humaine et de ses enjeux. Chez les auteurs de théâtre cités, comme pour Proust et Céline, l'être humain est livré à lui-même dans sa solitude pour tenter de se trouver une destinée qui lui serait propre, singulière et correspondant le plus pleinement à ses aspirations les plus profondes.


De quelle manière allez-vous moduler la langue puissante, affamée et généreuse de Céline pour vous aider à interpréter les divers personnages croisés par Bardamu ?


R.D. : Je n'ai pas conservé beaucoup de personnages. Ils sont présents de façon épisodique, ponctuelle, comme des clins d’œil. On les évoque sans bien sûr changer de costumes. Ils sont là, tout simplement appelés lorsque l'on a besoin de les évoquer en témoignage du monde.


Le bruit est un élément permanent dans Voyage au bout de la nuit : obus, métro, tam-tam... Quel univers sonore allez-vous bâtir pour renforcer encore, sans l'alourdir, la puissance évocatrice des mots ?


R.D. : Il n'y a pas de bande sonore. Au fil des répétitions, nous nous sommes rendu compte que la langue de Céline est elle-même puissamment sonore. Nous avons donc fait le pari que les mots suffiraient à faire entendre les bruits, à donner à voir les paysages, à faire sentir les odeurs...


Comment utiliserez-vous la lumière ?


R.D. : Les éclairages ne se risqueront pas au réalisme. Ils souligneront ou évoqueront le brouillard pendant la guerre dans les Flandres, la chaleur moite de l'Afrique tropicale, l'état du ciel au-dessus des tranchées, de New-York...


Vous affirmez qu'il y a du Shakespeare chez Céline. Auriez-vous en tête des passages illustrant cette comparaison ?


R.D. : Je n'ai pas en mémoire de passages précis. Mais c'est le côté baroque de l'écriture de Shakespeare auquel je pense, son ton parfois très cru et tout en même temps poétique et concret. Il y a bien évidemment aussi quelque chose d’éminemment rabelaisien chez Céline. Son côté gourmand, très gourmand même...


« Courage Ferdinand, tu finiras par le trouver le truc qui leur fait si peur et qui doit être au bout de la nuit ». À l'issue du spectacle, pensez-vous que l'on puisse entrevoir ce petit truc si bien dissimulé dans l'obscurité ? Et quel est-il ?


R.D. : C'est là toute la liberté de chacun. Chaque individu pouvant œuvrer à la recherche d'une réponse. C'est une histoire littéraire : au bout de la nuit..., il y a certainement une petite lumière cachée à découvrir, protéger et développer. Pour Céline, ce qu'il cherche c'est le fait de devenir écrivain. Mais chacun découvre le sens qui lui est le plus propre, s'il prend réellement conscience du fait qu'il est traversé.


Du côté de chez Swann est un lent et long passage de l'obscurité vers la lumière. Comment allez-vous osciller entre la lecture et le jeu pour donner à voir et à entendre ce passage du chaos originel de la vie à l'ordre éclairant de l'esprit qui se souvient ?


R.D. : L'important, c'est que le spectateur retrouve cet état de lecture qui lui est cher et propre. Quand on se plonge dans Proust, on s'immerge dans un univers bouffi d'intelligence, sensible, délicat, attentif aux plus petits bruits du monde et frémissant aux moindres sensations intérieures. Nous allons donc principalement travailler sur les voix pour qu'elles puissent aider le spectateur à reconstruire la chambre de l'enfance, à goûter la madeleine, à savourer la rêverie. Comme le livre, nous allons ouvrir sur la nuit, puis nous en dégager pour convier la lumière.


Comment le théâtre peut-il donner au spectateur le plaisir solitaire du lecteur, acte au cours duquel il n'a plus de corps mais n'est qu'imagination ?


R.D. : C'est effectivement le but, le pari et le challenge : offrir ce plaisir solitaire à chacun des spectateurs dans le cocon étonnamment protecteur du groupe et de la salle.


Peut-on dire que votre travail vise à révéler les couleurs fragiles d'un monde perdu en train de se peindre ?


R.D. : Tout à fait. Nous allons tenter de montrer, de faire entendre, de donner à sentir l'immensité de la sensibilité sollicitée pour que, de la nuit, d'une lointaine enfance, puisse émerger un monde enfoui sous les strates de l'existence. Par la mémoire involontaire, c'est tout un univers champêtre qui refera surface par un long, lent, délicat et attentif cheminement intérieur. Un village, son église, les premières fleurs le long des chemins annonçant le printemps, les premières amours qui s'en suivent, les premiers émois... « (...) et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »


Quelle sont les raisons qui vous poussent à affirmer que Proust est nietzschéen ?


R.D. : C'est sa radicalité qui me pousse à formuler cela. Son rapport à l'art, tout comme Céline ou Duras. Une radicalité d'écrivain, consistant à se plonger dans la solitude pour faire œuvre. « On fait le sacrifice de sa vie. L'art est le seul moyen pour révéler ce qu'est la vie », affirmait Proust. « On ne peut vivre et écrire », poursuivait Marguerite Duras. La solitude seule permet de s'arrêter, de s'extraire du mouvement mondain et de se replonger avec délectation dans l'intensité des évocations sollicitées presque à leurs corps défendant.


Vous définissez Proust comme un poète romancier. Quel est le rôle de la poésie dans l'expression de la vérité contenue dans une pensée ou une image du roman ?


R.D. : Céline et Proust écrivent des romans poétiques, truffés de métaphores et d'allégories. Ils n'ont d'autre choix que de recourir à la poésie pour exprimer le plus sensiblement et le plus précisément possible l'intégrité et l'intégralité de leurs ressentis.


Vous écrivez : « Céline est un enfant plongé dans un monde coupable. Proust est un épicurien tourmenté, un hédoniste empêché. » Pourriez-vous commenter ces deux propositions ? De quelle manière ont-elles créé un lien entre ces deux auteurs ?


R.D. : Leurs mondes sont radicalement étrangers et pourtant criblés de points de rencontre. Céline est traumatisé par la guerre, né dans un univers hostile, et passe sans transition de l'innocence de l'enfance à l'hostilité répugnante du monde. Proust a été épargné par la misère sordide. C'est un jouisseur de l'instant, un insatiable curieux des sens, mais le désir le tourmente parce qu'il est cadenassé par l'exigence d'écriture. Il n'a d'autre choix que de vivre et de s'en extraire pour raconter. Malgré les divergences des chemins empruntés, la quête est identique : devenir écrivain pour s'affranchir de la nuit et baigner dans la lumière.

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