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Le Cartographe

+ d'infos sur le texte de Juan Mayorga traduit par Yves Lebeau
mise en scène Henri Dalem

: Note d’intentions : l’empreinte du désastre

En 2015, il se sera écoulé autant de temps entre ma naissance et le présent qu’entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et ma naissance. Je suis né dans un monde encore polarisé par ce conflit, dans une famille qu’il avait profondément marquée. Si mon grand-père paternel est revenu des camps de concentration, d’autres membres de la famille n’ont pas eu la même chance que lui. En travaillant à Baume-les-Dames avec des collégiens et des lycéens autour de la production du Mot "progrès" dans la bouche de ma mère… de Matéi Visniec par notre compagnie – une pièce qui traite des guerres balkaniques des années 1990 – j’ai pris conscience que le monde dans lequel j’avais grandi s’éloignait à grands pas. C’est comme si le rapport majoritaire à la Seconde Guerre mondiale était maintenant celui que j’entretiens moi-même avec la Grande Guerre : un objet historique qui ne me touche pas directement.


Je porte au plateau les questions que je ne parviens pas à démêler en dehors du théâtre, et le devenir de cette mémoire en fait partie. Comment faire pour ne pas tomber dans le piège mémoriel ? J’en suis convaincu, la mémoire des crimes du nazisme doit rester vivante. Non pas comme une croix qui pèserait sur l’Europe, mais comme un pilier brûlant de notre identité, ce concept si galvaudé. Il ne s’agit pas de vénérer une mémoire, mais de parler de notre présent, de notre bonheur. La création artistique peut tenter ce dépassement.


Théâtre et histoire se mêlent ici dans un labyrinthe où résonnent en creux le bruit et la fureur du XXe siècle. Au-delà de son intrigue poignante et de sa virtuosité dramaturgique, la relation à la mémoire que dessine la pièce de Mayorga m’évoque une sculpture de Giacometti. Est-elle en train d’apparaître ou de disparaître ? Comment faire pour s’en saisir alors que son essence est liée au temps qui passe et dissout l’espace ? À qui manquent encore réellement les 400 000 juifs du ghetto de Varsovie ? Le temps et la résilience collective ont fait leur travail. Comment parler de ceux qui manquent, et dont aucune trace ne subsiste ? Leur disparition n’a plus beaucoup de conséquences directes aujourd’hui ; mais c’est maintenant la disparition de leur disparition qui doit nous alerter. Car cette seconde mort, elle, affecte bien notre présent. Ces questions sont à la fois au coeur de la pièce de Mayorga et du travail de Paradoxe(s). Art vivant et éphémère, le théâtre peut donner à sentir ce qui touche à ces enjeux d’apparition et de disparition.


Comment s’emparer de cette période sans flatter l’horrible « gourmandise » du public dont Boris Cyrulnik a parlé au sujet de la Seconde Guerre mondiale ? Le théâtre que j’essaie de faire cherche à bouleverser les spectateurs en montrant ceux qui luttent contre le néant. Ici, Mayorga ne nous explique pas les raisons du meurtre de masse qu’est la Shoah. Il est bien plus intéressé par la résistance des victimes que par la monstruosité des bourreaux. Face à la barbarie, un vieux géographe cloîtré dans une chambre du ghetto peut encore lutter avec la seule force de sa science contre ce qui tente de l’annihiler. L’esprit se manifeste contre la mort et par-delà la mort. La seconde intrigue de la pièce, celle qui nous montre de nos jours un couple tenter de se reconstruire après le suicide de leur fille, dépeint une douleur avec laquelle nous pouvons communier : celle liée à la disparition d’un seul individu, d’une enfant que nous pourrions connaître. Sur le papier, la mise en relation de ces deux intrigues si disproportionnées peut paraître presque obscène ; c’est pourtant par ce biais que Mayorga nous rappelle que ce ne sont pas des concepts que les nazis ont assassinés à Varsovie. Ce sont 400 000 individus de chair et de sang : un chiffre si énorme que nous ne pouvons le concevoir sans le détour imaginé par l'auteur pour l’inscrire dans des corps qui se fassent écho à 60 ans de distance.


La carte, c’est l’ange de l’histoire selon Walter Benjamin : la trace du désastre indispensable à notre présent. Pour Mayorga, nous ne sommes pas faits de l’étoffe de nos rêves mais du poids des disparus dont le théâtre dresse la carte.

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