Peu connu du grand public, Pierre Michon est peut-être le plus grand écrivain français vivant. Prosateur parfait, harmoniste obstiné, il compose ses miniatures comme jadis on érigeait des cathédrales, dans un terrible et glorieux efort pour donner matière et façon à ce qui dépasse l'entendement. Plus qu'un maître de l'agencement, plus que l'orfèvre ultime de la littérature de langue française il en est le corps vivant, ardent, bouleversé, le héros littéralement. La lecture de son oeuvre vous donne le sentiment de prendre part à une célébration, dont l'intensité vous serre le coeur, qui dans un univers absurde vous fait ponctuellement vous sentir, pour reprendre les mots de l'écrivain lui-même à propos de Flaubert, « doué de sens et de but ».
Restituer la pensée véhiculée dans la phrase labyrinthique de Michon, la restituer dans toute sa puissance, son acuité, sa profondeur, voilà qui constitue un véritable déf. Ce déf sonne à mon désir comme un irrésistible appel : pour le metteur en scène que je suis, appel à partager avec autrui la beauté active de ce petit chef d'oeuvre ; pour l'acteur que je suis, appel à soulever dans les airs le chant hallucinatoire de Pierre Michon, que tout apparente à une incantation magique.

L'histoire de Vincent Van Gogh, l'histoire tragique et absurde de celui qui fut le plus grand peintre de son temps et ne le sut jamais, cette histoire nous la connaissons – ou plutôt nous croyons la connaître. Et pour cause, nous en avons parcouru le décor tout au long de notre existence au gré des tableaux.
Nous avons déambulé dans la nuit d'Arles, sous les étoiles tourbillonnantes. Nous sommes chez nous dans le café rouge, dans la chambre bleue, et rien ne nous a illuminé comme le fracas jaune du soleil de Vincent sur les blés de Provence. Nous avons grandi, rêvé, vécu ici. Soit. Mais cette histoire en vérité, comment la connaîtrions- nous ? Comment la connaîtrions-nous quand elle nous est parvenue via l'expertise du monde savant, par l'exégèse, la biographie, le patrimoine et le marché ?
Si nous voulons réellement connaître cette histoire, il n'est pas impossible qu'il nous faille la revivre selon le détour politique proposé par Pierre Michon, c'est-à- dire par les yeux d'un homme qui n'entendait rien ni à la peinture ni aux peintres, que par conséquent peut- être il était seul à fréquenter vraiment : Joseph Roulin, employé des Postes, que Van Gogh peignit à plusieurs reprises, et dont tout porte à croire qu'il fut aussi son ami. Par les yeux du facteur Roulin, nous regardons le spectre décharné de ce fou de Vincent et nous voyons un homme, ni plus ni moins, c'est-à-dire à la fois un dieu et un cafard, un pauvre type qui repousse les limites de l'acharnement, qui hurle dans un espace vide pour le monde qui ne lui répond pas, et qui pourtant continue de hurler, qui fait un acte de foi, pour personne, pour rien, et qui en crève.
Et par les yeux du facteur Roulin, cet homme perdu nous émeut comme aucun catalogue, comme aucune monographie ne le pourra jamais.

Sur le plateau donc, dans un nulle part propice à la rêverie, un acteur et deux musiciens. Les sonorités électroniques des synthétiseurs se mêlent aux timbres de la batterie ou du piano, soutiennent et emportent la voix. Dans un dispositif hypnotique, qui mêle installation lumière et projections vidéo, apparaissent et s'entrelacent les visages et les lieux tels que peints par Van Gogh – car l'histoire que nous racontons ne se passe pas dans les lieux que ces tableaux représentent mais à l'intérieur des tableaux eux- mêmes, qui sont un monde, un monde dans lequel nous rêvons de nous tenir toujours.

• Thierry Jolivet Mai 2018