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La Folie Sganarelle

mise en scène Claude Buchvald

: La Folie Sganarelle, un triptyque

par Claude Buchvald

La Folie Sganarelle est composée de trois farces de Molière qui se répondent et s’enchaînent, pour former un triptyque au tempo frénétique. À travers L’Amour Médecin, Le Mariage Forcé et La Jalousie du Barbouillé, ce sont les déboires de celui qu’incarnait initialement Molière lui‐même que l’on suit, comme un point d’entrée sur une exploration des passions humaines. Elles font la part belle à l’amour, dont on s’aperçoit qu’il est le plus souvent moteur de l’action, et le vainqueur en dernier ressort.

Dans le prolongement de ses mises en scène consacrées à Valère Novarina ou à Rabelais, Claude Buchvald propose ici de s’atteler à la langue acérée et généreuse de ce dramaturge majeur qu’est Molière. « Je me suis souvenue, nous dit‐elle, du petit Jean‐Baptiste Poquelin transporté devant les bouffonneries des farceurs du Pont Neuf. Sa joie d’alors, il l’a traduite dans plusieurs de ses comédies. »

Les farces s’adressent à tous par la force de leur comique, mais parce que celui‐ci recèle une puissance dévastatrice, elles sont aussi fondamentalement cruelles et subversives.

L’Amour médecin
Sganarelle, veuf, ne sait comment consoler sa fille Lucinde éperdue de chagrin. Il prend conseil auprès de ses proches qui argumentent, chacun selon ses intérêts. Lisette, qui n’a en tête que le bonheur de sa maîtresse, ose prétendre que seul un mari pourrait la guérir de son extrême mélancolie ! Sganarelle n’en veut rien savoir. Il enrage. Le mal de sa fille empire. Il convoque quatre médecins, des plus réputés, sans résultat. En désespoir de cause, le père va quérir de l’orviétan, mais rien n’y fait. Lisette propose alors les soins d’un nouveau médecin.

En fait de médecin, il s’agit de Clitandre l’amoureux de Lucinde qui, avec de doux mots d’amours, réconforte bien vite la malade. Il propose à Sganarelle de faire semblant de lui marier sa fille, afin de la guérir. Sganarelle dupé, signe sur le champ l’acte de mariage, l’accompagnant de vingt mille écus en dot. Le tour est joué : les amoureux se découvrent, les danseurs envahissent la place pour fêter la noce et éjectent le pauvre Sganarelle seul et effondré... trompeur / trompé !

Le mariage forcé suivi de La jalousie du Barbouillé
« Pour l’essentiel, écrit Georges Couton, Molière s’est inspiré de Rabelais et d’une situation typique de la farce : exactement comme Panurge multiplie les consultations, dans le Tiers Livre. Pour savoir s’il doit se marier, le vieux Sganarelle interroge son ancien ami Géronimo puis se tourne vers deux philosophes, Pancrace et Marphurius, et questionne des Égyptiennes... Justement, inquiet sur le compte de Dorimène, sa future, en qui il a déjà découvert une coquette achevée, Sganarelle décide de reprendre sa parole et de ne plus se marier, mais il est appelé en duel par le frère de la belle, bâtonné et finalement contraint, la rage au coeur, d’épouser Dorimène. »

Nous ferons en sorte que les deux farces, autour des malheurs de Sganarelle, se répondent, s’enchaînent, et « s’enveniment » l’une l’autre, pour, en épilogue avec La Jalousie du Barbouillé, entrer dans l’enfer du ménage et assister, en quelques courtes scènes, à la totale déroute du mari (ici Sganarelle en la figure du Barbouillé).

La farce pensée comme exutoire
La farce, qui est une suite d’entrées et de sorties en girouettes pour mourir et renaître sur cet humble plateau évidé de tout décor, va opérer jusqu’à la résurrection de ce que déjà on croyait être un cadavre. Elle nous apprend dans sa pratique, très concrètement, ce que notre pantin/acteur a à faire pour rester debout jusqu’à ce que les bois des planches deviennent son propre corps ; jusqu’à ce que le bâton avec lequel on l’a acculé à mordre la poussière fasse jaillir la source de la vie, du rire, et de la délivrance : puisque enfin par ses coups redoublés, tous les miroirs se brisent. Cela se passe ici et maintenant, en un acte indéfectible qui renverse tout.

L’acteur Molière jouant Sganarelle contient en lui cet animal qu’il sacrifie pour éradiquer les vieux démons qui nous possèdent. Le sacrifice est entièrement consumé le temps de la représentation. Le texte a brûlé dans les chairs, nous en sentons encore l’odeur s’envoler dans les cintres. Le sacrifice va alors provoquer un réveil ; non seulement celui de Sganarelle, accablé de coups et gisant comme mort, mais aussi celui de l’acteur qui vient, le visage livide, saluer son public. Ce sacrifice n’est pas un rite pour le rite, mais ce qui advient après tout ce qui a été accompli quand acteurs et spectateurs retrouvent leurs visages sans masque, nettoyés, avec la vie imprimée sur les pupilles.

Nous le voyons, le corps de la farce n’est pas un corps qu’on remplit, mais plutôt celui dont on se retire. Celui qui porte le masque à « visage découvert », celui à travers lequel le « sans fond » de la nature humaine se dévoile : le visage défait du « Barbouillé », l’ahurissement de l’« enfariné », ou du trompeur trompé : le noir de honte, le blanc de peur, le rouge de colère, le vert de la mort, le bleu de douleur, l’écarquillé de joie, le recroquevillé de rage, le haletant d’épuisement, le bandant de désir, le noyé de larmes, le fou d’amour, etc... Et c’est le plus souvent sur la place publique qu’il est exposé à toutes les péripéties. Et cette place publique, la scène, est donnée à voir devant la Cour : deux extrêmes qui se rencontrent, deux mascarades qui se considèrent, où le (faux) savant et le populaire se côtoient hardiment. Plus d’une fois le docteur avec son langage de latin barbare est roulé dans la farine, et celui qui l’a inspiré s’y reconnaît aisément... Personne n’est à l’abri.

Le corps des personnages de la farce est une sorte de pantin démantibulé, morcelé, sautillant, dansant, pirouettant, mais pas agité : précis, incisif, animal. Il est désigné, déterminé par le nom qu’il porte et le costume qui va avec. Le trait en est ferme et vigoureux, rapide. On le reconnaît immédiatement, dès qu’il entre en scène. C’est souvent sa voix qui le précède, le constitue tout entier, et qui continuera d’agir bien après sa disparition. La voix annonce, et nous dit que le corps de l’acteur en dépend : qu’avec ses accents et ses timbres, nette, rythmique, c’est Molière en personne qui nous revient le bâton à la main, la litanie à la bouche, comme s’il devait d’abord nous plonger l’esprit dans un bain sonore pour agir sur notre entendement. Alors, les portes s’ouvrent, les volets claquent, les épées virevoltent déjà dans nos têtes ; on les entend venir, on les pressent dès les premières exclamations venant des coulisses : Sganarelle, le Docteur, Lisette, les Philosophes Pancrace et Marphurius, etc. Dans ces courtes pièces, le temps s’accélère, part en vrille, et devient redoutable pour celui qui tente de l’ignorer.

Ce théâtre dont le spectateur est décidément le personnage principal ‐ le Roi en quelque sorte ‐ celui qui regarde, qui voit, qui entend autant qu’il est regardé, vu et entendu, est un théâtre de transfusion, de révélations réciproques et c’est en cela qu’il est régénérateur et toujours joué au présent (quelle que soit l’époque où l’on s’y aventure, et quel qu’en soit le « déguisement »).

Les courtisans et autres politiques n’ont qu’à bien se tenir, avec Molière rien ne leur sera épargné. Et tant pis si l’abandon et l’enfer le menacent : ce qu’il a à dire, il le dira ici devant le roi et sa bande de sbires malfaisants : tartuffes, pères autoritaires, médecins, hommes de lois, petits marquis, et autres énergumènes opportunistes âpres aux gains et prêts à tout pour être considérés. Mais gare à eux quand le rire éclate : c’est là précisément que la fête commence… !

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