theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « La Dispute »

La Dispute

mise en scène Mohamed El Khatib

: Entretien avec Mohamed El Khatib

Propos recueillis par Mélanie Drouère pour le Festival d'Automne

Votre création La Dispute est issue d’une invitation du Théâtre de la Ville à écrire un spectacle pour la jeunesse. Comment avez-vous envisagé cette entreprise nouvelle pour vous ?


Mohamed El Khatib : Avec une certaine inquiétude, car je n’avais jamais écrit pour la jeunesse. C’est un défi immense. D’ailleurs, ce projet en marque l’échec total. J’ai tâché de jouer le jeu, mais force est de constater que je suis un piètre auteur-jeunesse. Une fois passé le deuil de ce statut, c’est devenu non pas une pièce pour la jeunesse, mais à partir de la jeunesse pour faire émerger une parole rarement entendue. J’ai donc fait mon travail habituel, cultiver des rencontres et les porter à la scène.


Vous y traitez des incidences de la séparation des parents sur la vie des enfants, pourquoi ? Et ceci essentiellement du point de vue des enfants ; d’où provient ce choix ?


Mohamed El Khatib : J’ai rencontré une centaine d’enfants d’écoles primaires pendant deux ans. Je n’avais pas, comme on dit, de « sujet » ou d’« angle », je me suis laissé porter par le fil de nos conversations et j’ai observé que la séparation et ses conséquences étaient un motif récurrent, qui prenait beaucoup de place dans la vie des enfants.Alors que la littérature psychologique, sentimentale et judiciaire dresse un tableau clinique alarmant de ces situations, le point de vue des enfants en est le grand absent.
Ils s’y trouvent en position de se voir expliquer le divorce, ce qu’ils doivent en comprendre et comment s’adapter.Explorer avec eux – les témoins privilégiés de ces ruptures de vie – leur perception de cet événement à la fois intime et universel m’a paru nécessaire.


Comment s’est déroulée cette collecte d’impressions d’enfants ? Avez-vous pu créer les conditions de tête-à-tête sans adultes ?


Mohamed El Khatib : Ce projet existe grâce à la complicité des parents. Sans leur confiance, c’était impensable. À chaque fois, ils ont accepté avec générosité de partager un moment intense de leur vie avec les étrangers de passage que nous étions, mon équipe artistique et moi. De prendre le risque d’exposer et de s’exposer à la parole de leurs enfants. Nous avons pu échanger avec les enfants autant que nous le souhaitions en toute intimité, et les discussions se sont déroulées dans une grande simplicité. Prendre le temps d’accompagner une parole d’enfant a été l’un des exercices les plus réjouissants qu’il m’ait été donné de vivre ces dernières années.


Vous êtes-vous uniquement appuyé sur ces témoignages, afin d’en saisir toute l’authenticité enfantine, ou votre pièce se nourrit-elle également d’études psychologiques et sociologiques ?


Mohamed El Khatib : Pour chaque pièce, je tâche de lire l’en-semble de la production littéraire sur le sujet. Et je fais régulièrement le constat que cela n’a qu’une utilité relative. Ça permet tout au plus de se rassurer, de fournir des cachets aux dramaturges, de soutenir la lutte contre Amazon en achetant tous les livres chez des libraires indépendants. Cela étant, une fois les fiches lues, il convient de les oublier au plus vite et d’être au plus proche des témoins qui livrent une parole inédite.


Comment avez-vous élaboré la distribution ? Ces enfants sont-ils déjà familiarisés avec le théâtre ou le cinéma, ou est-ce là leur première expérience ?


Mohamed El Khatib : À l’heure qu’il est, le groupe n’est pas encore constitué. Il y aura, si l’inspection du travail nous y autorise, quatre à sept enfants. Peut-être que je serai également avec eux sur scène, je ne déciderai qu’au dernier moment. Par ailleurs, j’ai souhaité circonscrire cette recherche à l’âge de huit ans. C’est à la fois un âge où demeurent une grande naïveté, une fraicheur et une spontanéité dénuée de jugement moral, tout en étant un âge de conscience et d’hyper lucidité dans l’appréhension du monde. Ces enfants sont de véritables sismographes de la vie quotidienne, et c’est avec leur complicité que nous avons exploré l’intime familial.Enfin, j’ai non seulement voulu que les enfants soient vierges de toute expérience théâtrale, mais que leurs parents le soient aussi. Comme je ne peux pas directement agir sur la composition des salles de spectacle pour échapper au phénomène de l’entre-soi, je commence par inviter sur les plateaux des personnes qui ne les fréquentent pas.


Comment avez-vous appréhendé ce travail très particulier (même si, dans Stadium, vous avez déjà mis en scène quelques enfants et que vous avez l’habitude de « diriger » des amateurs) ?


Mohamed El Khatib : Je suis détenteur du BAFA (Brevet d’Apti-tude aux Fonctions d’Animateur) et du BAFD (Brevet d’Aptitude aux Fonctions de Directeur), et j’ai passé plusieurs étés au Festival d’Avignon comme animateur des CEMÉA (Mouvement National d’éducation nouvelle) en accompagnant des groupes de jeunes. L’Éducation populaire est une aventure merveilleuse. Ma seule appréhension est d’ordre administratif.
Les récentes interdictions d’enfants sur les plateaux de théâtre témoignent d’une méfiance anachronique à l’égard du spectacle vivant.Pour le reste, je travaille avec des « personnes ». Que ces dernières aient décidé ou non de vivre de ce métier, qu’elles revendiquent ou non le fait d’être « professionnel·le·s » m’est totalement indifférent.
Ce qui m’importe, c’est de rencontrer des personnes en capacité de mener une expertise de leur propre vie. De ce point de vue-là, acteur ou pas, tout le monde est égal, c’est-à-dire dans la même merde.La seule particularité de ce projet réside dans sa durée de vie : deux ans. Après, les enfants rentrent au collège et quittent une parole de l’enfance, ce sera alors terminé.


Où situez-vous ce travail dans votre parcours ?


Mohamed El Khatib : Je ne le situe pas, ça laisserait entendre qu’il y a une cohérence d’ensemble alors que l’origine de chaque création est accidentelle. Tout au plus, je peux considérer chaque geste artistique comme une simple extension du domaine de la lutte politique. J’ai travaillé ces derniers temps à l’émergence des classes populaires sur nos scènes théâtrales (Sheep, Corinne Dadat, Stadium).


Cette fois, sur un versant plus intime, alors que je devenais « spécialiste » du deuil (Finir en beauté, C’est la vie), j’ai voulu traiter le deuxième sujet le plus essentiel après la mort : l’amour. Certes, je commence par la fin de l’amour, mais ça me laisse un peu de champ pour enfin écrire une pièce sentimentale. D’ailleurs peu de gens le savent, mais j’ai longtemps écrit sous pseudonyme dans la collection Harlequin.

La Dispute, un rapport avec Marivaux ?


Mohamed El Khatib : Marivaux a écrit profondément sur l’amour, dans une langue merveilleuse. Autrement dit, il n’y a aucun rapport. Je trouve formidable que la Comédie-Française cultive ce répertoire muséal qui appartient à notre patrimoine. Mais je crois qu’en dehors de cela, il faudrait légiférer pour bannir toute forme de confort qui alimente une éthique bourgeoise au théâtre.Ce sont les enfants qui ont choisi le titre de la pièce. Ils répétaient que ce qui marque une séparation c’est la multiplication des disputes, symptôme par excellence de la rupture.


Vous êtes désormais considéré comme l’une des signatures majeures du « théâtre documentaire » ; que pensez-vous de cette spécification attribuée à votre travail ?


Mohamed El Khatib : Je ne me sens pas concerné. L’art documentaire est une pratique aussi vieille et hétérogène que le théâtre. À mon sens, la question n’est pas de savoir si vous travaillez avec de « vraies gens » ou si vous êtes pleinement documenté par le « réel », mais plutôt si votre geste artistique et social vient contester quelque chose de l’ordre (théâtral) établi.
Autrement dit, je me demande en permanence si mon travail participe du conformisme ambiant comme il va, s’il alimente la chronique théâtrale pavillonnaire, ou bien si je prends le risque de relier esthétique et politique à travers des expériences radicales.Par ailleurs, vous avez ainsi constitué une forme de répertoire, que vous continuez à présenter en Europe et au-delà, en étant toujours présent, que vous soyez ou non sur scène.


Quelles sont les modalités d’organisation de telles tournées ?


Mohamed El Khatib : C’est problématique, en effet, car je n’arrive plus à suivre. Le rythme exponentiel des tournées n’est pas adapté à la nature de mon travail. J’en ai pris acte en acceptant que chaque projet ait une durée de vie beaucoup plus limitée et en ne faisant plus de compromis. C’est ainsi qu’en cours de saison, nous avons interrompu avec Alain Cavalier l’exploitation de Conversation, car nous avons senti que nous manquions de fraîcheur ; nous avons donc mis un terme à cette aventure fragile qui ne tenait qu’à notre désir d’être en présence avec le public. La moindre altération aurait abîmé ces rendez-vous.
Je crois que ça devrait être la règle : quand vous n’avez plus envie de jouer, par souci d’honnêteté vis-à-vis des spectateurs et de vous-même, mieux vaut arrêter.


Avez-vous de nouveaux projets ?


Mohamed El Khatib : Je prépare avec Valérie Mrejen une création avec des gardiens de musée. Ça s’appellera Gardien-Party.
Parallèlement, deux recherches pourraient aboutir à des objets scéniques, une contre-histoire de l’art avec Patrick Boucheron ; puis, avec Massimo Furlan, nous organisons une rencontre avec des arbitres internationaux.

Propos recueillis par Mélanie Drouère, avril 2019

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.