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La Belle de Cadiz

+ d'infos sur le texte de Mohamed Rouabhi
mise en scène Mohamed Rouabhi

: Le monde du coin de la rue ou Le comptoir de la révolte

par Mohamed Rouabhi [notes]

Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu.
Bertolt Brecht


J’avais déjà commencé à écrire le texte. Je ne savais pas trop où j’allais. Mais j’arrivais à écrire c’était déjà ça. À un moment, je voulais une scène où l’on puisse débattre de ce qui se passait. Les marées noires. Le bateau. Le capitalisme. Tout ça.
En parler un peu comme lorsqu’un évènement passe de la télévision à la rue, avec des anonymes qui commentent l’actualité, qui se mêlent du monde, qui grondent lorsque « ça ne va pas », un endroit de la parole qui sent la contestation et la colère. Quelquefois l’insoumission et la révolte.
Car avant de sortir dans la rue par milliers, de s’aligner devant un bataillon de CRS armés jusqu’aux dents, avec des pancartes, un gros pull sur le dos et la fièvre qui monte doucement, on se réunit, on se retrouve quelque part dans un garage, une cour, un local syndical, un café.
Le café, justement.


En regardant la table en formica qui servait de décor à la cuisine de Claire, j’ai repensé à ces petits bistrots où le temps semblait s’être arrêté, ces bars dans lesquels je finissais toujours par atterrir quand je voulais être un peu tranquille, quand je partais en tournée en province avec les spectacles des copains. Pas de télévision, pas de jeux à gratter.
Juste un petit poste de radio. Des gars autour d’une table en train de jouer aux cartes, la clope au bec et la bouteille de gnole sans étiquette. Un chien sans âge allongé sur le sol, ventre à terre, les yeux qui suintent. La petite clochette ficelée en haut de la porte d’entrée qui esquinte la peinture. L’affiche du match de foot du club local sur le stade derrière le château d’eau, dimanche prochain…
J’avais envie de ça. Pas de nostalgie. Juste un petit peuple qui se lève et qui se rassoit.
Qui refait le monde parce que le monde va mal. Le monde du bout du monde. Et le monde du bout de la rue.


Alors j’ai commencé à écrire ces gars-là, ces travailleurs, ces marins-pêcheurs qui ne supportent plus le saccage de notre monde, de la mer, du ciel. La mise à mort de la vie aquatique et terrestre.
Il fallait qu’ils soient toujours vigilants, de grandes gueules, le front haut, qu’ils n’aient peur de rien, les mains qui peuvent encore bricoler une barricade, un drapeau planté dessus avec trois lettres, un NON en gras qui flotte jour et nuit, qu’on voit même à travers les nuages des lacrymos, un petit peuple de Bretagne, toujours prêts à rempiler si le vent par malheur apporte demain au bout de la rue la dernière lubie qui a pris forme dans le crâne d’un de ces endimanchés de Paris, derrière son bureau ministériel en acajou.


Ils n’ont pas eu à attendre longtemps les gars du café. Quelques mois après la tragédie de l’Amoco Cadiz, les premiers autocollants et affiches des nombreux collectifs bretons et associations qui s’étaient constitués à la suite du naufrage du supertanker, indiquaient « Mazoutés aujourd’hui, radioactifs demain ».


C’était reparti. On se lève, on boit un coup, on sort.
Le combat contre le projet de construction d’une centrale nucléaire à Plogoff venait de commencer. Pendant près de trois ans, ce sont des milliers de manifestants qui descendront dans la rue, en Bretagne, à Paris, des dizaines d’arrestations, de condamnations de syndicalistes, de militants, de paysans, de citoyennes et de citoyens. Les anciens qui étaient déjà sur le plateau du Larzac depuis 1973 sont venus épauler les nouveaux avec leurs tracteurs qui barraient les routes aux véhicules de l’armée appelés en renfort. Et leur déverser dessus des tonnes de lisier. Une immense solidarité du Nord au Sud de la France. François Mitterrand, alors candidat à l’élection présidentielle de 1981 avait promis d’abandonner le projet s’il était élu et du même coup les expropriations du Larzac.
Si je mens je vais en enfer. Merci Tonton.
À ce jour, il n’y a toujours pas une seule centrale nucléaire en Bretagne.


J’avançais bien avec mon histoire de dialogues dans le café. Claire ferait tous les personnages.
Avec les chaises, la bouteille et les verres. Comme si on y était.
J’avais besoin d’un peu de dramaturgie. De me rafraîchir la mémoire.


J’ai écrit à Nicole Le Garrec qui m’a envoyé le film tourné avec son mari en 1979, Plogoff, des pierres contre des fusils, et qui raconte la lutte de ce petit village contre l’atome. Une oeuvre sans budget ni aucune production, Nicole ayant vendu des parcelles de terrain qui lui appartenaient et s’endettant pour payer les laboratoires. Un des très rares films sur le nucléaire ayant été diffusé en salle et qui fit plus de 250 000 entrées…
Quelques années auparavant, j’avais envoyé une autre lettre dans cette même région splendide du Pays bigouden, à un autre cinéaste breton borné et irréductible, pour lui témoigner de mon admiration pour son oeuvre militante : René Vautier.
Afrique 50, le premier film anticolonialiste, Marée Noire, Colère Rouge, sur le naufrage de l’Amoco Cadiz – tiens tiens –, Classe de lutte, avec les ouvriers de Besançon, Un peuple en marche et Avoir 20 ans dans les Aurès, sur la Guerre d’Algérie et où on retrouve au générique… la jeune scripte Nicole Le Garrec.


Je me replongeais dans les lectures de ces évènements considérables qui ont habité toute ma jeunesse, du Larzac à Plogoff en passant par LIP, les bassins houillers, la filature, ManuFrance, tous ces grands mouvements sociaux, ces immenses colères, ces grèves dures qui ont laissé des traces, ces utopies, ces désillusions.


Puis un matin de mars 2011, le monde du bout du monde est venu fourrer son nez dans mes affaires pendant que j’étais en train de finir d’écrire la page 22 de La Belle de Cadiz.
Un séisme de magnitude 9 au fond de l’Océan Pacifique, à 130 km des côtes d’une ville du nord-est du Japon, Sendai, provoque un tsunami. Trois quart d’heure après, une vague de 30 mètres de haut parcourt une dizaine de kilomètres à l’intérieur des terres, ravageant tout ce que la main de l’homme a bâti. Néanmoins, sur son passage, quatre centrales nucléaires dont celle de Fukushima Daïchi, résistent à la vague furieuse en subissant toutefois de graves dommages. L’eau servant au refroidissement des quatre réacteurs s’échappe. C’est la fusion. L’incident est classé au niveau 7, le niveau le plus élevé de l’échelle INES, qui sert à mesurer la gravité d'un accident nucléaire.


Terminée la page 22 et ma discussion de comptoir. Mes trois gars, dans ce café, en 1978, ont vu juste. Il va falloir rester sur le coup. Et on fera bien.


Car décidément, la Bretagne n’en finira jamais avec ces vagues successives qui viennent du fond de l’histoire donner des coups de bâtons aux fenêtres pour tourmenter une fois encore – on ne les compte plus – ses habitants qui ont fait de la résistance et du combat un parangon de vertu citoyenne.


C’est en 1965 que le préfet de Loire-Atlantique décide d’entamer « la recherche d’un nouveau site aéronautique pour les régions Bretagne et Pays de la Loire » dans le cadre du schéma de structure de la métropole d’équilibre Nantes – Saint-Nazaire.
Deux ans après, le Service technique des bases aériennes indique que l’implantation la plus intéressante se situe au Nord-Ouest de Nantes, dans une zone comprise entre Vigneux-de- Bretagne et Notre-Dame-des-Landes…
La suite, vous en entendrez parler au moins jusqu’en 2019, date à laquelle les premiers avions décolleront de cet aéroport. À moins que d’ici là le souvenir des victoires de Plogoff et du Larzac revienne galvaniser les militants qui de plus en plus nombreux s’opposent à un projet vieux de près de 50 ans. Alors que ce monde a bien changé.
Ce monde du bout du monde. Ce monde du coin de la rue.


Postscriptum :
J’ai retrouvé dans un coin de mes archives, un article paru en 2003 dans le Journal Ouest- France :
« En 2003, une plage des environs de Saint-Brieuc est sévèrement souillée par du mazout. Pour tenter de retrouver le pétrolier responsable de ce dégazage, des analyses sont faites. Surprise : le pétrole est celui du Torrey Canyon. Il attend depuis 1967, dans une fosse creusée dans la dune, que l’érosion marine vienne le libérer ! »

Mohamed Rouabhi

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