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L'Orage

mise en scène Denis Podalydès

: Note d’intention

Par Denis Podalydès

  • « Qu’est-ce que tu en sais, toi ? Chacun a ses ténèbres et personne ne lit dans le fond des cœurs. » L’Orage, Acte II, Alexandre Ostrovski

L’orage menace, l’orage gronde, l’orage éclate. Est-ce un châtiment ? Est-ce la Nature ? L’Orage est une pièce sur toutes les formes de peur, de l’angoisse à la terreur.


L’Orage, c’est

la matérialisation de cette peur fondamentale au principe de la vie des personnages. Tout le monde a peur, des autres, de soi-même, du monde tel qu’il va, de la société, du temps qu’il fait, de la catastrophe imminente.


Mais de quoi avez-vous peur, dites-le moi, dites-moi ! Le moindre brin d’herbe est en liesse, la fleur se réjouit et nous tous, ici, comme si un malheur allait s’abattre et nous détruire, nous nous cachons. L’orage. « L’orage va nous tuer ». « Est-ce que l’orage va nous tuer ? » Mais non.
L’orage ne va pas nous tuer et il est béni comme tous les bienfaits du ciel ! dit au quatrième acte Kouliguine, philosophe autodidacte, inventeur, lui qui tente de convaincre le maitre de la ville d’installer un paratonnerre. C’est lui, l’homme de bien, l’homme de l’espoir et de la raison, l’humaniste universaliste, qui, au début de la pièce, nous ouvre ce monde dans un instant d’émerveillement, si paradoxal avec l’ensemble de la pièce. Mais il est pauvre, solitaire, et ne se fait pas entendre, sinon de nous, le public. C’est l’ouvreur et le passeur de ce théâtre. C’est lui aussi qui refermera la pièce en tenant dans ses bras le cadavre de Katerina.


Nous sommes dans une petite ville sur les bords de la Volga, immense, énorme, que vante Kouliguine, toujours émerveillé par le spectacle du fleuve et des choses. On est plus loin que jamais de Moscou, du centre, de la vie intellectuelle, artistique, de la vie tout court, dans un système social figé, dominé par les marchands (bourgeoisie industrielle et commerçante, souvent issue du servage, qui, notamment dans une petite ville, concentre tous les pouvoirs, économiques, administratifs, policiers, à la manière des oligarques dans la Russie post-soviétique). On sent le poids écrasant de la religion, de l’inculture, de l’alcool. L’inertie domine. On va et vient dans cette ville dans une forme d’errance sur place, les gens déambulent, s’arrêtent, repartent et ne vont nulle part. D’un côté la Volga, de l’autre les murs clos des demeures, les secrets enfermés, la violence sourde, l’alcool pour faire semblant d’être libre.


Le monde d’Ostrovski, a-t-on souvent dit, est un monde de ténèbres.
Mais Ostrovski n’est pas manichéen, n’oppose pas de façon univoque le bien au mal, la ténèbre à la lumière. La beauté de la pièce tient à la vie, la vie même qui éclaire et tourmente chacun des personnages, qu’ils soient du côté de l’inertie, de la débrouille, du relatif, comme du côté de l’idéal, de la liberté, de l’absolu. Chacun a peur, chacun cherche aussi, malgré tout, sa voie, son rachat. Chacun est en proie à sa propre faiblesse. Tikhone, le fils alcoolique écrasé par sa mère n’est pas moins touchant que le marchand violent et cupide, qui vient pleurer dans les bras de cette mère effrayante. Varvara, la sœur de Tikhone, sans idéal et sans scrupule, n’est pas moins aimable, tout compte fait, que Katerina, l’héroïne, qui rêve de voler comme un oiseau, d’échapper à ce monde aussi menaçant que menacé. Femme de Tikhone, Katerina n’est pas de cette ville. Elle vient d’ailleurs et rêve d’ailleurs. Amoureuse de Boris, mi-noble, lui aussi étranger à cette ville, elle bute sur les interdits, sur sa peur, sur son désir. Pourquoi je me refuse ce que je désire plus que tout ? Je veux bien mourir pour avoir au moins une fois obéi à mon cœur. C’est rigoureusement, à la lettre, ce qu’elle va faire.


Nous verrons sur le fond du théâtre la Volga, une photo du grand paysagiste Thibault Cuisset, qui en montre à la fois la beauté, l’immensité — c’est une mer — et l’implacabilité — l’autre rive est si loin. Sinon, comme seul élément scénographique : un mur amovible. Il sera ce qui ferme et ce qui ouvre : le portillon par où Katerina, un court instant, s’échappe et se donne à Boris. Le mur d’une cuisine. Le mur au pied duquel elle se tient. Le mur contre lequel elle se cogne. Le mur qu’elle franchit enfin pour se jeter dans la Volga.


L’humanité contradictoire, tragi-comique, faible et violente, mystérieuse et irrésolue fait la grandeur de ce théâtre. Le jeu sera au plus proche de ce souci objectif d’Ostrovski : que chacun ait ses raisons, qu’aucun ne soit jugé mais rendu présent et vivant. Un jeu clair, partagé avec le public, avec peu de distance et peu d’effet. Des costumes qui situeront l’action à la fin des années 90 : comme dit une femme dans La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch : c’était l’époque où on croyait voir revenus les personnages d’Ostrovski ! (les marchands, les riches parvenus). L’orage lui-même sera produit d’une manière visible et concrète, par l’ingénieur du son présent sur la scène, également musicien pour accompagner quelques chants, partie intégrante de la pièce. Bref, ce qu’humblement nous mettrons en avant, c’est le texte, dont Laurent Mauvignier livre pour nous une adaptation à la hauteur de l’enjeu théâtral et littéraire qu’il propose.


Kouliguine, pour finir : « Quand l’aurore boréale se lève, au lieu d’ouvrir grand les yeux pour accueillir le prodige, c’est le feu de la terreur qui brûle dans vos yeux. Comme dit le poète : « Au cœur de la nuit, l’Aurore resplendit ! » Mais vous, vous restez saisis d’effroi à vous demander si c’est un présage de guerre ou de choléra ! Une comète – regardez-là ! Admirez-là ! Cette splendeur dont on ne devrait pouvoir détacher son regard ! Les étoiles sont là qui nous accompagnent tous les jours de notre vie. Mais une comète – sa fulgurance jamais vue ! On devrait la regarder et l’admirer... Mais non. Vous ne levez les yeux au ciel que pour le craindre et le redouter. Vous regardez la beauté comme un épouvantail. Ah ! Pauvre peuple qui ne voit qu’avec les yeux de la peur... moi je n’ai pas peur, voyez-vous, non... Allez, monsieur, venez... »


  • Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française
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