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L'Eden cinéma

+ d'infos sur le texte de Marguerite Duras
mise en scène Christine Letailleur

: (1/3) Entretien avec Christine Letailleur

Première partie

Entretien réalisé par Fanny Mentré, conseillère littéraire et artistique au TNS, le 5 mars 2019, à Strasbourg

En 2009, tu as mis en scène Hiroshima mon amour. Comment est né ton désir de mettre en scène à nouveau un texte de Marguerite Duras : L’Éden Cinéma ?


Après avoir mis en scène Hiroshima mon amour, je savais que je reviendrais un jour à Duras. Je pense que Duras est une écrivaine vers laquelle on revient durant toute sa vie lorsque l’on traverse des moments douloureux, que l’on est envahi par le doute, dévasté par le chagrin... Duras, c’est plus qu’une leçon de vie.
J’ai fait un voyage très particulier avec L’Éden Cinéma. En général, je ne lis pas de théâtre quand je suis en tournée, plutôt des œuvres théoriques, philosophiques, afin de ne pas être « contaminée », d’être disponible mentalement pour les représentations. Pourtant, lors de la tournée des Liaisons dangereuses en 2016, j’ai emmené L’Éden Cinéma avec moi, que j’avais lu plusieurs années auparavant, j’en lisais souvent des passages, des phrases, sans savoir véritablement pourquoi. Peu de temps après la tournée, j’ai perdu un être cher, ma mère. J’ai alors compris pourquoi ce texte m’avait accompagnée et pourquoi il m’était nécessaire de le monter. On entretient avec certains écrivains des rapports parfois secrets, intimes, mystérieux.


Lorsque j’étais étudiante, je dévorais les œuvres de Marguerite Duras. J’ai pris connaissance de L’Éden Cinéma après avoir lu Un barrage contre le Pacifique, roman d’inspiration autobiographique, paru en 1950, dans lequel l’auteure nous relate la vie de sa mère, Marie Donnadieu, après la mort de son mari, en Indochine française dans les années 1920. Quand elle a été veuve, la mère a travaillé, en plus de ses heures dans l’enseignement, comme pianiste dans un cinéma de Saigon, à L’Éden, afin d’arrondir ses fins de mois pour élever ses enfants. Au bout de dix ans, et grâce aux économies qu’elle avait pu réaliser, elle a acheté une concession dans l’espoir de gagner de l’argent. Malheureusement, les terres étaient incultivables, envahies par l’Océan. La mère avait été trompée par l’administration coloniale, elle a compris plus tard qu’elle aurait dû soudoyer les agents du cadastre, donner un dessous-de-table pour avoir des terres cultivables. Elle s’est donc retrouvée ruinée et sa vie a été brisée.


Ce qui m’avait particulièrement touchée dans ce roman, c’était le combat de cette femme, son acharnement à vouloir construire et reconstruire des barrages, coûte que coûte, à défier les eaux du Pacifique, les marées qui dévastaient chaque année ses récoltes.


L’Éden Cinéma est une réécriture pour la scène, composée en 1977, soit vingt-sept ans après la sortie du roman : on y retrouve la même saga familiale, les mêmes personnages, les mêmes événements... Je me souviens qu’à la lecture de L’Éden Cinéma j’avais été complètement subjuguée par la forme du texte, je la trouvais audacieuse. Duras bouscule les frontières, elle nous fait voyager entre théâtre, cinéma et littérature. Le texte pourrait être un long poème avec des passages narratifs, des dialogues, de longs monologues, de multiples didascalies, des entrelacements de temporalités, des enchevêtrements d’espaces... Et puis, bien sûr, la langue m’avait bouleversée jusqu’aux larmes. Cette langue unique, inimitable, qui va vers un dépouillement extrême, vers une certaine abstraction, même. Il faut dire qu’en 1977 Duras a trouvé pleinement son style. Elle s’était libérée, débarrassée de ce modèle masculin qui dominait en littérature lorsqu’elle a composé ses premiers romans. C’est ce qu’elle évoque dans Les Parleuses (conversation avec Xavière Gauthier, Les Éditions de Minuit, 1974).


Un barrage contre le Pacifique et L’Éden Cinéma racontent la même histoire dans une forme différente; ces deux œuvres dénoncent le système colonial français, ce système corrompu et inhumain qui a broyé la vie de tant de gens. Elles nous montrent aussi la vie des petits colons blancs, relégués au dernier rang de la société blanche, juste au-dessus de ceux qu’on appelait alors  «les indigènes».


Dans la réécriture de L’Éden Cinéma, les enfants passent par différents âges: ils sont adultes puis enfants, adolescents. Comment imagines-tu le traitement de ces différentes temporalités?


Dans L’Éden Cinéma, les enfants, Suzanne et Joseph, sont grands, ce sont des adultes de la maturité; leur mère est morte et ils disent qu’elle aurait bientôt cent ans. Ils vont nous faire le récit de ce qu’a été sa vie en Indochine française au début du XXe siècle, dans les années 1920–1930. Par leurs mots, ils vont nous la donner à voir, puis la faire apparaître au plateau, charnellement, et, avec elle, ils vont retraverser leur passé, revisiter leur jeunesse. Pour traiter ces différentes temporalités, il suffit de suivre la construction du texte qui est astucieuse : Duras procède par va-et-vient entre présent et passé, passé et présent, nous faisant ainsi voyager dans les mouvances d’un temps vécu, celui de la mémoire. Connaissant et pratiquant le cinéma, elle s’en inspire, procède par flash-back, ellipses, etc. Elle prend beaucoup de libertés avec la forme, ne s’embarrassant pas des codes de l’écriture dramatique de l’époque, mais laissant place uniquement à l’imaginaire, à la création d’une matière vivante, en devenir. On pourrait faire jouer la période de l’adolescence par d’autres acteurs que ceux du début, par des acteurs plus jeunes. Tout est question de parti pris de mise en scène. Le mien est que ce soient les mêmes acteurs qui interprètent les scènes du présent et du passé. C’est plus fort, à mon sens; je crois qu’à partir d’un certain âge, on revisite les scènes du passé, celles de l’enfance, peut-être pour mieux se réconcilier avec sa propre histoire, retrouver des émotions enfouies, réinventer cette période...


C’est d’ailleurs ce que fait Duras elle-même, puisqu’elle est adulte quand elle revient sur son enfance. Et un seul frère figure dans ses écrits: que peux-tu dire des rapports entre eux ?


Oui, en vieillissant, Duras revient sur son enfance. Elle a dit cette phrase magnifique:  «Stendhal a raison, l’enfance est sans fin.» À partir d’Un barrage contre le Pacifique, elle n’a de cesse d’y revenir, en reprenant le récit de sa jeunesse en Indochine sous différentes formes, que ce soit dans L’Éden Cinéma, L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord, les Cahiers de la guerre et autres textes... Elle en parle magnifiquement dans un entretien avec Leopoldina Pallotta della Torre, publié dans Marguerite Duras, la passion suspendue Le Seuil, 2013: «Je crois parfois que toute mon écriture naît de là, entre les rizières, les forêts, la solitude. De cette enfant émaciée et égarée que j’étais, petite Blanche de passage, plus vietnamienne que française, toujours pieds nus, sans horaire, sans savoir-vivre, habituée à regarder le long crépuscule sur le fleuve, le visage tout brûlé par le soleil.»


Marguerite Duras avait deux frères, Pierre et Paul, nés respectivement en 1910 et en 1911. Dans les textes faisant écho à l’autobiographie, elle nous les fait exister de différentes manières : par exemple, dans Un barrage contre le Pacifique et dans L’Éden Cinéma, Suzanne − qui est l’alter ego de Marguerite Duras − n’a qu’un frère, Joseph, fusion de ses deux propres frères. Joseph est à la fois le grand frère, Pierre − le préféré de la mère, violent, chasseur d’animaux, voleur, voyou, escroc− et le petit frère, Paul − malingre, fragile, scolairement retardé, pas apprivoisé, très beau et que Duras adorait. Par contre, dans L’Amant, le personnage de Joseph disparaît et les deux frères sont présents, de même que dans L’Amant de la Chine du Nord. Même jeu de cache-cache pour le personnage de l’amant: il porte le nom de Mr Jo dans Un barrage contre le Pacifique et L’Éden Cinéma, de Léo dans les Cahiers de la guerre, de l’homme de Cholen, le Chinois, dans L’Amant...
Dans ses récits sur sa vie en Indochine, Duras ne cherche pas à retranscrire une vérité objective; l’autobiographie, chez elle, est avant tout littéraire, revisitée, réécrite, fantasmée. Dans L’Éden Cinéma − comme dans Un barrage contre le Pacifique −, il y a une attirance physique, charnelle, érotique entre la sœur et le frère, entre Suzanne et Joseph. Duras parle d’une relation incestueuse qu’elle a connue avec son petit frère, Paul, mais, dans la bouche de Duras, il n’y a pas de passage à l’acte, c’est une forme d’amour extrême, absolu, au-dessus de tout, qui ne finira jamais et qui reste pourtant invivable. À propos de ses frères, Marguerite Duras dit à Godard (Duras/Godard − Dialogues, Post-éditions, 2014): «J’ai eu des frères plus grands qui avaient le désir de moi, de leur sœur, comme j’ai eu le désir d’eux. Et ce désir a été vécu. Il n’a pas été poussé jusqu’au bout, mais il a été vécu, très violemment. Surtout entre mon petit frère et moi.»
J’ai conseillé à Caroline (Proust, qui joue Suzanne) et Alain (Fromager, qui joue Joseph) de lire, s’ils ne l’avaient pas lu, Agatha de Marguerite Duras où il est question d’une histoire d’amour, d’un inceste, entre un frère et une sœur, plus exactement d’un dialogue juste avant qu’ils ne se séparent définitivement. Il y a, dans L’Éden Cinéma, de multiples indices de cet amour: Suzanne n’a de cesse d’attendre Joseph, elle veut aller dans la forêt avec lui, se baigner avec lui; elle danse avec lui devant Mr Jo, l’amant qui pleure; elle ne veut pas des autres hommes. Et puis, il y a cette phrase qui revient: «Mon petit frère, mon amour.» Et quand la famille va à Saigon pour vendre le diamant de Mr Jo, Suzanne erre dans les rues à la recherche de Joseph; perdue dans la ville bruyante, désespérée, elle l’appelle, crie son nom. Il est avec une femme, elle comprend alors qu’il va partir, qu’ils vont se séparer bientôt pour toujours, elle dit qu’elle veut le tuer...

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