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Crises (Kliniken)

mise en scène Julie Duclos

: “Un endroit où l’on parle, et où l’on est parlé par nos blessures”

Entretien avec Julie Duclos

Écrit par Lars Norén en 1993, Kliniken met en scène les conversations des patients d’un hôpital psychiatrique. Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce texte ?


Cette pièce m’a toujours parue familière. Elle comporte à la fois une dimension documentaire puissante — c’est une écriture de la vie — et une dimension poétique, qui lui donne une forme d’élévation. Lars Norén est un incroyable observateur du réel. Pour préparer les répétitions, j’ai fait un séjour d’immersion à l’hôpital psychiatrique de Valenciennes, et j’ai pu observer à quel point le texte est fidèle à la réalité. (Il faut dire que Norén a été interné pour schizophrénie dans sa jeunesse.) C’est une pièce sur la folie, mais qui parle en fait de nous — c’est très frappant. Cette petite société livrée à elle-même agit sans cesse comme un miroir de la nôtre. Les récits s’entrechoquent, se croisent et avancent. Norén ne juge personne, les blessures sont partout, sans échelle de valeur ; et l’on s’y reconnaît. À peu de choses près, nous serions parmi eux. Il est intéressant aussi de constater à quel point les rapports de force changent, voire s’inversent, dans ce microcosme : ceux qui ont le pouvoir habituellement dans notre société le perdent ici, les plus “marginaux” deviennent au contraire les rois, ils sont chez eux. Et tous ces gens-là sont obligés de coexister, même si, parfois, tout les oppose. Ça produit beaucoup d’humour, parce qu’ils ne s’écoutent pas vraiment, leur parole est sans filtre, ils sont en décalage permanent. Le travail sur les rapports entre les personnages a d’ailleurs été central. Il s’agissait de saisir comment les uns et les autres s’approchent et se connectent. On s’est placés au niveau de perception de chacun pour comprendre ce qui l’agite, de quoi il souffre, quel est son rapport au monde. D’ailleurs, nous les percevons comme souffrants, mais certains nous diraient peut-être qu’ils vont très bien.


L’écriture de Lars Norén peut paraître sèche, crue, voire violente.
Où y lisez-vous de la “poésie” ?


L’écriture de Norén n’est ni psychologique ni émotionnelle, elle ne nous prend pas par la main, elle est en effet assez brute ; mais cela permet justement que surgissent des phrases saisissantes. Cette écriture fonctionne par brèches. Mohammed dira, par exemple, après un monologue sur son pays en guerre : “J’ai quel droit de vivre dans un monde de morts ?” Tout à coup, on est saisi par la force d’une phrase. Ainsi, sans en avoir conscience, les personnages sont chargés de poésie. Dans la vie, on ne sait pas toujours ce qu’on produit ou ce qu’on dégage. Par ailleurs, quand on porte la pièce au plateau, on se rend compte à quel point elle est musicale. C’est une vraie orchestration. Chaque personnage (il y en a treize en tout) finira par raconter un bout de son histoire, sans que jamais la pièce ne soit redondante ou systématique. Comme en musique, il y a des vitesses, des lenteurs, des suspensions, des résonances. La poésie passe par tout cela. En ce sens, Lars Norén est un grand dramaturge.


Comment représente-t-on la maladie mentale sans tomber dans le cliché ?


Rappelons d’abord qu’il ne s’agit pas ici d’un asile, mais d’une unité psychiatrique, ce qui rapproche d’emblée les personnages de nous. J’ai mis un an à faire la distribution, parce que je voulais absolument qu’il y ait une rencontre évidente entre l’acteur et le rôle, pour que le chemin de l’un à l’autre n’exige pas une trop grande composition. Que, d’une certaine manière, tout soit là dès la première lecture. J’ai cherché qui dans la vie (et non en tant qu’acteur) s’approchait le plus du personnage tel que je le rêvais, dans sa façon de bouger, de parler, dans son énergie... Il a aussi fallu former un groupe, voir comment les énergies des uns et des autres fonctionnaient ensemble. Ensuite les répétitions ont consisté à rencontrer les paysages que porte chaque personnage en lui au fil des situations du texte. C’est la création de cette matière vivante et imaginaire qui permet à l’acteur de s’ancrer dans le rôle, de lui donner corps et réalité. C’est peut-être ça qui permet de ne pas “jouer” la folie : remplacer au maximum les questions d’acteur (qu’est-ce que je donne à voir ?) par des questions de personnage (qu’est-ce qu’il me veut ? pourquoi il me parle celui-là ? etc.) En pratique, nous avons fait un va-et-vient entre le travail sur les situations du texte, et des improvisations, des interviews, pour rencontrer les personnages au-delà du cadre de la pièce, déplier leurs vies et leurs secrets. Ce travail sur le hors-champ du texte, sur l’invisible, est précieux car il charge les acteurs d’un certain mystère. Sur scène, ils sont traversés par tout cela. La frontière entre l’acteur et le rôle devient très étroite.


Est-ce que vous diriez de Kliniken que c’est une pièce naturaliste ?


Il faut distinguer naturalisme et réalisme. Lars Norén parle certes d’une réalité avec beaucoup de précision, mais ne cherche pas à imiter la vie, au sens naturaliste. Ce n’est pas non plus mon approche. D’abord, c’est une pièce sur la parole. Ce qui est premier, c’est ce que les personnages ont à dire — d’ailleurs, ils ne font que ça, parler. La scène représente un endroit où l’on parle, et où l’on est parlé par nos blessures ; c’est le sujet de la pièce. Ensuite, l’écriture de Norén n’est pas simplement horizontale, elle est traversée de transcendance. Au plateau, les murs sont d’ailleurs très hauts, plus hauts que dans un véritable hôpital. La scénographie, imaginée par Matthieu Sampeur, est basée sur des éléments certes réalistes (les portes, l’arbre, les chaises, la table, etc.), mais est surtout le fruit d’une rêverie qui laisse de la place à la poésie et à la verticalité. L’espace est vaste, haut, épuré, et si l’on y regarde bien, pas si réaliste que ça, tout comme les lumières de Dominique Bruguière. Évidemment, cela a un impact aussi sur le jeu d’acteur, tout cela marche ensemble. L’incarnation et la dimension cinématographique du jeu n‘empêchent pas la théâtralité, j’entends par là un jeu ouvert et projeté. Bien sûr, la recherche de la vérité, qui parcourt tout mon travail, est nécessaire. C’est la base. On ne peut pas faire l’économie de la vérité, surtout avec une pièce comme ça. Mais il faut aussi savoir se laisser traverser. Au bout du compte, ça fait sauter la notion même de personnage. Il faut faire entendre les sujets qui travaillent chaque patient parce qu’ils représentent chacun un morceau de notre société. Les souffrances des uns et des autres sont le résultat ou l’écho des violences de notre monde. Les acteurs jouent avec ça, ont le sens de la parole qu’ils portent et qu’ils transmettent. Ils deviennent des passeurs.


Projetée sur le mur de l’hôpital, la vidéo apparaît et disparaît sans cesse.
Comme les personnages, elle est un peu spectrale, en suspension...


Oui. Dans mes précédents spectacles, la vidéo était projetée sur un écran, il s’agissait de scènes de cinéma. Ici, le fait qu’elle le soit sur les murs rend sa présence plus discrète et lui donne une autre fonction. Quentin Vigier, le créateur vidéo et cadreur, agit comme un documentariste en immersion qui se ferait oublier pour capter quelque chose de l’essence du lieu et des gens qui y vivent. Les projections épousent le rythme de la pièce pour en révéler la coulisse — d’ailleurs, est-ce la coulisse du théâtre ou celle de l’hôpital ? Celle des acteurs ou celle des personnages ? L’image est instable, improvisée, fabriquant des connections sauvages avec le plateau, des effets de montage.
Le travail pour construire les “rapports” vidéo/plateau, les plus parlants et les plus ouverts possibles, a été intense et intuitif. Au fil des répétitions, j’ai senti que tout l’enjeu était de faire sentir le foisonnement et l’activité propre à ce lieu. Les patients entrent et sortent constamment, il fallait trouver la bonne dynamique entre inertie et mouvement. La vidéo fait exister le hors-champ comme une sorte de réalité parallèle. Paradoxalement, elle ouvre l’espace et apporte une respiration, mais redouble aussi le sentiment d’enfermement et d’errance propre à ce lieu.


En plaçant au centre de la scène l’espace habituellement caché de l’hôpital psychiatrique, le spectacle comporte un aspect documentaire, mais aussi politique...


De fait, porter à la scène, c’est exposer une certaine réalité, donc ça entraîne une responsabilité. En ce sens, ça m’intéresse de placer ces personnages-là sur le plateau de l’Odéon 6e qui est emblématique et construit comme un piédestal. Quand j’ai fait ce séjour d’immersion à l’hôpital psychiatrique de Valenciennes, j’ai ressenti une responsabilité immense et belle, parce que ce qui se passe, c’est qu’après, ces gens-là, on les laisse. On prend notre train, on retourne à notre vie, et on les laisse là. C’est un sentiment très fort. L’infirmière à mes côtés était heureuse de voir que le théâtre pouvait être un endroit de relais de cette réalité, souvent évitée, qu’on comprend mal et qui peut faire peur. Si ce spectacle pouvait déplacer notre regard, ce serait merveilleux. Si ça pouvait avoir cette utilité... même si je ne prétends pas à l’utilité, on sait bien qu’on est à la fois utiles et inutiles, et on doit faire avec. Mais il y a indéniablement une grande charge de réel dans cette pièce. J’ai toujours aimé cette phrase de Robert Filliou : “L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art.” Peut-être que je n’ai pas fait tout ça pour le théâtre seulement, mais aussi pour que les gens ressortent en pensant aux personnages de Kliniken avec le même sentiment de réalité que lorsque je pense aux patients de l’hôpital de Valenciennes.


  • Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian, le 22 mars 2022
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