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Kaïros, sisyphes et zombies

mise en scène Oskar Gómez Mata

: Entretien avec Oskar Gómez Mata et Esperanza López

par Eva Cousido

L’Alakran s’est forgé une solide renommée internationale, grâce à une démarche personnelle et une esthétique débridée qui cache une minutie d’horloger.


C'est à Genève, en 1997, que Oskar Gómez Mata crée l'Alakran suite à une rencontre déterminante avec Philippe Macasdar, directeur du Théâtre Saint-Gervais. L'Alakran est une compagnie comme il en existe peu en Suisse, avec un système de production à part et une esthétique reconnaissable les yeux fermés: un art salutaire de transgresser les codes de la représentation. Si elle a décidé de s’installer en Suisse, c’est en Espagne qu’elle prend sa source. Au milieu des années 1980, Oskar et trois amis fondent Legaleón. Parmi eux, Esperanza López, qui aujourd’hui encore est une compagne privilégiée du metteur en scène. Quand ils ne conçoivent pas ensemble des projets, elle est comédienne ou assistante, mais elle est toujours là. Elle se joint à nous, pour cet entretien croisé qui tente de cerner l’estampille Alakran.


EC: Esperanza López et Oskar, vous avez fondé votre première compagnie en Espagne, peu de temps après la mort de Franco. L'histoire de votre pays a-t-elle influencé votre démarche artistique ?


ESPERANZA LÓPEZ: Pendant la dictature de Franco, il n’y avait rien. A sa chute, on a vécu une véritable euphorie et l’éclosion de plein de compagnies indépendantes, avec le sentiment que nos envies n’avaient aucune limite.


OGM: On avait entre 18 et 20 ans et tout à faire. C’était une époque de transition et d’espoir. Il n’y avait ni précédent ni référence. Par contre, on connaissait le travail de la Fura dels Baus et de Carlos Marquerie – qui est aujourd'hui l'éclairagiste de Rodrigo García-, d’Eugenio Barba, de Kantor. Tous développaient un théâtre très physique qui nous parlait.


EC: Le fait d’ancrer vos spectacles dans l’actualité vient de là ?


OGM: Oui, on avait besoin d’être en prise avec le monde. Le sens de ce qu’on faisait était fondamental. On tournait partout. Pas seulement dans les théâtres mais aussi dans les écoles, les fêtes de quartier, pour des associations. On utilisait les techniques de clown qui faisaient partie de nos formations.


EL: Il y avait une urgence. L'art pour l'art n'avait pas de sens pour nous.


OGM: Je vois le théâtre comme un exercice symbolique pour la vie. Notre objectif est de planter des graines dans la tête des spectateurs, qu’ils prennent position intellectuellement et physiquement.


EC: Vous élaborez une esthétique du bricolage et du mauvais goût assumé. Quel rôle joue-t-elle dans cette perspective?


OGM: Elle nous permet de ne jamais devenir moralisateurs. C’est une manière de fragiliser notre image. A partir de là, on peu tout dire. Ça fait rire ou grincer des dents, mais ça reste ludique.


EC: C'est vrai que le rire est très présent chez vous.


EL: Le rire détend le spectateur et le rend disponible à ce qu'on voudrait lui transmettre.


OGM: Rire ou ne pas rire est aussi une façon très manifeste de prendre position. Ce n’est pas parce que le spectateur est assis qu’il ne bouge pas. Son attitude, son point de vue sur la réalité peuvent changer au fil d’une représentation ou après coup.


EC: Sur scène, on a souvent l’impression que vous improvisez. C’est troublant.


OGM: Tout est écrit et répété à la seconde près quasiment. En revanche, pendant la période de création, on improvise beaucoup. Puis, en tant que metteur en scène, je trie et ne garde que ce qui fait sens. Mais ces improvisations forment les strates invisibles du spectacle.


EL: C’est un entraînement rigoureux qui prépare le comédien à être entièrement disponible au moment présent de la représentation et à donner l’impression que c’est facile à faire. Selon les réactions de la salle, on placera notre réplique un peu différemment.


EC: Mais comment construit-on un spectacle qui tient autant compte du spectateur, véritable inconnue ?


OGM: Les comédiens sont présents en permanence pendant les répétitions. Alors que certains répètent, les autres regardent. Ils deviennent les spectateurs dont on doit susciter l’intérêt.
Les représentations ne sont pas mécaniques : qu’un spectateur m’insulte ou s’endorme aura une influence sur le jeu. Je demande aux comédiens de faire du public un partenaire et d'être synchrone avec lui. Le titre Kaïros a à voir avec le contenu de la pièce, mais c’est aussi une synthèse de la démarche que nous menons depuis toujours. La notion d’imprévu est complètement intégrée dans notre travail, tout comme l’effet de surprise, qui maintient dynamique l’attention du public.


EC: Ce sentiment d’improvisation a pour conséquence de rendre poreuse la frontière entre réalité et fiction. D’ailleurs dans Kaïros, les comédiens s’appellent par leur prénom.


EL: Il y a longtemps qu’on a abandonné l’idée classique du personnage au profit d’un personnage qui est à la fois l’acteur et l’acteur en jeu. L’acteur est à nu. Du coup, le rapport au spectateur est plus direct et celui-ci a moins tendance à se distancer de la parole du comédien.


OGM: Ce jeu ambigu vise à nouveau à ce que le spectateur se positionne et qu’il décide de prendre ou de rejeter ce qu’il voit. Pour moi, il est capital que le spectateur se demande : « C’est lui, c’est Oskar qui pense ça ? Il parle sincèrement ou il joue ? ».


EC: Au fond, vous concevez un théâtre qui refuse de fasciner le spectateur.


OGM: Je dirais plutôt que notre esthétique ne cherche pas à impressionner le public ni à jouer sur l’effet émotionnel. C’est pour cela que nous montrons les ficelles du théâtre.


EC: Pour finir, une des caractéristiques de l’Alakran est de constituer son propre répertoire, autrement dit vous ne travaillez pas – ou rarement – à partir de textes. Quelle place donnez-vous au texte par rapport à l’action théâtrale ?


EL: Le texte n’a pas un statut privilégié. Quand on travaille à partir de textes d’auteur, on les retravaille toujours pour ne garder que ce qui fait sens pour nous. Il y a aussi des textes qui sont issus d’improvisations et réécrits par Oskar, ou complètement imaginés par lui.


OGM: Le texte est un matériau, comme le corps de l’acteur, la lumière ou le décor. Plus que l’action, ce qui compte c’est la manière de l’exécuter. En fait, on interprète l’action comme on interprète un texte.

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