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Jours de joie


: Entretien avec Stéphane Braunschweig

Un temps pour la joie

Anne-Françoise Benhamou – Depuis 2011, tu as régulièrement créé des pièces d’Arne Lygre en France. Jours de joie est ta cinquième mise en scène de son œuvre. Comment cette fidélité à un écrivain norvégien de ta génération s’est-elle nouée ?


Stéphane Braunschweig – Mon premier contact avec l’œuvre d’Arne Lygre remonte à la mise en scène d’Homme sans but par Claude Régy, dans une traduction de Terje Sinding, en 2007. La pièce m’avait beaucoup intéressé. En 2011, dans le cadre du “Groupe de lecteurs” de La Colline – théâtre national, dont j’étais alors le directeur, nous avons lu en tapuscrit plusieurs textes assez passionnants de Lygre, et longuement débattu à leur propos. Je suis alors entré en contact avec l’auteur. Il était en train d’écrire Je disparais, dont il m’a envoyé une version de travail traduite par lui en anglais. J’ai décidé de monter la pièce en grande salle avant même qu’il ne l’achève. La même année, j’ai choisi de mettre en scène à Düsseldorf, où j’avais été invité, Tage Unter (Jours souterrains), une pièce plus ancienne, que Jacques Vincey venait de créer en France. Cette production allemande a ensuite été présentée, surtitrée, à La Colline. Ces deux spectacles ont été le point de départ, entre Arne et moi, d’un dialogue qui s’est développé jusqu’à aujourd’hui de façon de plus en plus étroite – d’autant plus qu’à partir de Rien de moi, que j’ai mis en scène en 2014 dans la petite salle de La Colline, je suis devenu aussi son traducteur, en collaboration avec Astrid Schenka. Lorsque je suis arrivé à l’Odéon, je voulais poursuivre ce compagnonnage artistique si important pour moi, cette aventure exceptionnelle, pour un metteur en scène, de la création d’une œuvre dramatique quasiment au fur et à mesure de son écriture. Nous avons présenté Nous pour un moment à Berthier en 2019 ; et nous créons aujourd’hui, Jours de joie, la plus récente pièce de Lygre, qui a reçu à Oslo un accueil enthousiaste lors de sa création, dans une mise en scène de Johannes Holmen Dahl, en janvier 2022.


A.-F. B. – Qu’apporte cette fréquentation au long cours d’une écriture ?


S. B. – Une des choses qui m’intéressent beaucoup chez Lygre, et que je trouve très stimulante pour notre travail, c’est qu’il cherche à se déplacer à chaque nouvelle pièce, souvent en modifiant délibérément le principe formel de son écriture, ses règles du jeu – ses textes ont toujours quelque chose de ludique. Mais la singularité de Jours de joie tient aussi à d’autres raisons. La pièce résulte d’une commande du Norske Teatret, à Oslo : pour la première fois, Lygre savait en l’écrivant qu’elle serait mise en scène sur un grand plateau.
La perspective d’une grande salle lui a permis de recourir à une distribution plus nombreuse. Jusque-là, il avait surtout écrit du théâtre de chambre, avec une majorité de scènes à deux ou trois personnages. Il n’y a guère que moi qui l’aie monté sur des grands plateaux. Car ce qui m’attache à cette œuvre est aussi qu’elle m’a toujours beaucoup inspiré sur le plan scénographique. Bien que ses pièces placent en leur centre l’intimité des relations, je ressentais le besoin de les situer dans des espaces plus grands, plus métaphoriques, que celui d’un théâtre de chambre.


A.-F. B. – Jours de joie, qui nous place en effet au cœur de relations familiales, conjugales, amoureuses, amicales, est une pièce beaucoup plus “chorale” que les précédentes. Elle met en scène seize personnages, joués par huit acteurs – chacun ayant deux rôles. De multiples façons, la pièce crée des résonances entre des personnages très différents, des harmoniques surprenantes entre des histoires au départ sans rapport...


S. B. – C’est une choralité paradoxale. Chacun est entièrement dans son univers, mais cela n’empêche pas que se produisent des points de rencontre. Et alors, tout à coup, même avec leur part de solitude, ces individus forment un monde, un paysage. Au point de départ il y a un lieu – un lieu calme, en extérieur, un peu à l’écart du monde, qui devient celui d’une rencontre improbable entre trois groupes de personnes qui ne se connaissent pas, mais vont se mettre à parler ensemble, de manière étrangement ouverte. À l’inverse, dans une seconde partie en intérieur, les huit nouveaux personnages qui apparaissent sont déjà liés par une histoire commune, même s’ils n’ont pas tous entre eux le même degré d’intimité. Là aussi la parole circule, mais avec peut-être plus de non-dits et de dénis que dans la première partie. Ce qui est passionnant, c’est la façon dont Lygre construit ces deux parties en miroir et organise un jeu d’échos thématiques entre elles, des phrases entières passant d’un personnage à l’autre, donnant cette impression toute tchekhovienne que ces voix sont poreuses les unes aux autres.


A.-F. B. – Même si ses pièces diffèrent formellement, même si elles tressent des multiplicités d’histoires, l’œuvre a aussi une très forte unité. Lygre a ses thèmes de prédilection, comment les décrirais-tu ?


S. B. – À travers ses personnages, son théâtre porte une inquiétude très contemporaine par rapport à la fragilité de la vie, à l’instabilité des existences, aux places qu’on peut trouver – ou perdre – dans la société, dans sa famille, dans un couple. Ce monde de la fluidité, de l’instabilité, avec toute l’angoisse qu’il peut provoquer, est son terrain privilégié. Pour nous y entraîner, il a souvent mis ses personnages dans des situations extrêmes : une noyade, un accident, un viol... Ces scénarios sombres surgissent en quelque sorte comme des radicalisations de nos angoisses courantes. Dans Jours de joie, il y a beaucoup moins de situations exacerbées, de personnages qui ont un grain de folie. Ce sont cette fois des gens plus normaux, qui vivent des événements relativement banals : une rupture de couple, un deuil compliqué au sein d’une famille recomposée, une mère qui réunit ses enfants adultes dont l’une vit éloignée de ses parents. Il y a tout de même une situation anormale, étrange, au milieu de la pièce : un personnage annonce à ses proches sa décision de “disparaître”. Il ne s’explique pas, et on ne sait pas ce qu’il veut faire, si cette disparition programmée est inquiétante ou pas. On pourrait penser qu’il va mourir, peut-être se suicider, mais il affirme le contraire, qu’en “coupant les liens” il veut en quelque sorte renaître. L’événement central de la pièce nous jette, ainsi que les autres personnages, dans une totale incertitude.


A.-F. B. – Cette ambivalence quant aux liens est un des leitmotive du théâtre de Lygre. En 2006, lors de la création en France de Maman et moi et les hommes (1998), il déclarait à Tanguy Viel : “Quelquefois tout est possible dans la vie. Mais, dans cette pièce, c’est la crainte du changement, en un sens, qui empêche les personnages de s’en sortir, et quand ils s’en vont, c’est trop tard. La pièce est construite autour des forces de ces relations qui font tenir ces gens ensemble, les obligent à se tenir ensemble.” Les titres un peu énigmatiques de ses œuvres ultérieures expriment eux aussi cette ambivalence, cette inquiétude : Je disparais, Rien de moi, Nous pour un moment... Mais cette fois, le titre a une résonance bien plus positive. Comment l’entendre ?


S. B. – Ce titre que nous avons rendu en français par Jours de joie n’est pas la traduction exacte du norvégien. La formule de Lygre est difficile à traduire ; en anglais c’est Time for Joy – un temps pour la joie, du temps pour la joie, ou quelque chose comme : que la joie arrive... Ce titre porte une sorte d’injonction : il est temps d’être joyeux. Même si Lygre a conçu le projet de cette pièce avant la pandémie de covid, il l’a terminée pendant... Elle est importante, dans un monde de plus en plus dur, cette question : comment être dans la joie ? Bien sûr, quand on découvre un tel titre, et qu’on connaît l’œuvre de Lygre, on ne peut s’empêcher de penser que ça doit être un peu ironique. Mais pas seulement : c’est comme s’il s’était mis dans l’idée d’écrire une comédie. Il y a de la part des personnages quelque chose d’un peu volontaire, comme si l’on disait : aujourd’hui, on va vivre un moment de joie – ce qui peut tout de suite nous faire nous demander ce que ça cache... ! Dans cette pièce, tout le monde semble vouloir regarder le verre à moitié plein, et non le verre à moitié vide. Mais Lygre n’est pas complètement naïf, et derrière cette quête il y a aussi des gouffres qui peuvent s’ouvrir à tout moment.


A.-F. B. – Quand tu parles de comédie, il ne s’agit pas d’un genre, mais plutôt d’un point de vue sur le monde.


S. B. – Comme dans Le Conte d’hiver de Shakespeare, une pièce en deux versants, un tragique et un comique, la question est un peu de savoir si l’on met plutôt l’accent sur la pulsion de vie ou sur la pulsion de mort. Jours de joie questionne au fond notre aptitude au bonheur. Certains personnages se situent, sans forcément y parvenir d’ailleurs, du côté de la vie, face à d’autres qui sont animés par une certaine destructivité. Mais celle-ci n’est pas non plus toute négative : ce personnage qui disparaît, c’est sans doute qu’il n’est pas bien où il est, mais cette force de destruction peut aussi le ramener dans la vie, ramener de la vie. Ce qui importe dans cette disparition, c’est l’acte qu’elle pose, les conséquences de cet acte sur les autres, et non l’enquête rétrospective sur ses motivations. Même dans les pièces antérieures, plus sombres, parfois pleines de situations tragiques ou mélodramatiques, j’ai toujours eu la sensation d’une énergie positive dans l’écriture de Lygre. Une positivité qui me paraît liée à sa croyance très forte dans le pouvoir du langage, dans la capacité des mots à créer la réalité, et à la modifier : je trouve qu’il y a là quelque chose d’encourageant. Regarder sur la scène ces gens qui se parlent vraiment, qui communiquent assez profondément, c’est une joie – une vraie joie de théâtre !

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