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Hors jeu

+ d'infos sur le texte de Enzo Cormann
mise en scène Philippe Delaigue

: Note de l'auteur

Extraits d'un courrier en réponse à des questions de lecteurs lycéens

J'ai entrepris d'écrire cette pièce après avoir pris connaissance de ce qu'on appelle (un peu distraitement) un « fait divers »…


— je préfère pour ma part utiliser le mot « évènement » —, d'un évènement, donc, survenu en 2001 : Werner Braeuner, 46 ans, un informaticien au chômage vivant à Verden, dans la région de Brême (RFA), se rend au domicile de M. Klaus Herzberg, 63 ans, responsable de l'Arbeitsamt local (l'équivalent allemand de notre Pôle Emploi – ex ANPE) qui lui a supprimé ses allocations, et il le frappe à mort avec un outil de jardinage trouvé sur place. Puis il se rend à la police. Jugé l'année suivante, il est condamné à douze années de réclusion criminelle...


Beaucoup de philosophes se sont intéressés à la notion d'évènement, qui constitue une sorte de paradoxe : l'évènement est événement parce qu'on ne peut pas le penser par avance. Comment dès lors penser quelque chose qui, par définition, échappe à toute prévisibilité ? L'évènement fait évènement parce qu'il déjoue les représentations que nous nous sommes précédemment forgés du réel. L'évènement, c'est ce qui nous oblige à penser le monde « à nouveaux frais ».


L'évènement-Brauener jette une lumière abrupte et soudaine sur une zone aveugle au coeur de l'Europe, une tache indélébile et honteuse, preuve terrible de l'incapacité du capitalisme néo-libéral à tenir ses promesses de prospérité collective : en 2001, quand Werner Braeuner tue Klaus Herzberg, 19,3 millions de personnes sont au chômage dans l'Union Européenne, soit 8,6 % de la population active totale. Tout laisse à penser que ce chiffre passera les 25 millions en 2014. 25 millions de chômeurs ! L'équivalent d'un pays comme le Yémen, la Corée du Nord ou l'Australie... Selon Eurostat, près du quart de la population européenne est confronté à une situation d'exclusion sociale, de pauvreté monétaire ou de privation matérielle grave, soit 125 millions de personnes…


Au cœur de l'évènement-Brauener, il y a cette violence aveugle faite à un individu, consistant à l'exclure, à le biffer des listes, à le radier, à lui dénier le droit de continuer à faire partie de l'aventure collective. Quand le très pacifique Werner Brauener plante un piochon dans le crâne du directeur de son agence pour l'emploi, il se comporte comme il le ferait dans une bagarre de rue — une bagarre au cours de laquelle on risque sa peau. Lui qui n'a jamais usé de violence envers quiconque se comporte soudain comme en état de légitime défense. Il ne réfléchit plus : confronté au prédateur, il frappe, il tue. C'est sa survie qui est en jeu. Dans toute son horreur, l'évènement-Brauener fait symptôme de la violence d'État, comme des effets délétères et criminels de la croissance inégalitaire.


Ces sortes de réalités, tout à la fois énormes et invisibles, connues et tues, monstrueuses et habituelles... donnent envie d'écrire. L'écriture de fiction s'offre en effet comme une possibilité de réinjecter du mouvement (donc de la subjectivité, de la pensée, de l'affect — tous prémisses nécessaires à l'action) dans des représentations figées par l'habitude : nous savons que des gens souffrent, mais nous ne les voyons plus, nous n'y pensons pas, nous ne voulons pas le savoir. Par ailleurs, ces gens, ce ne sont pas des pauvres, des exclus, des asociaux, etc : c'est nous, c'est moi, c'est toi. Ce sont des femmes, des hommes, jeunes ou vieux, des êtres humains, des concitoyens. Parents, enfants, amants, voisins... ce sont nos semblables : ils pensent, ils désirent, ils aiment, ils angoissent, ils rient et pleurent comme vous et moi. Ce ne sont pas des pions sur un échiquier, des unités dans une statistique, des matricules dans un dossier : ils ont une subjectivité, une histoire, un regard... qui font de chacun d'eux un être unique, un sujet (et non pas un objet).


La littérature (notamment dramatique) se propose en somme de restituer de la grandeur à celles et ceux qui en ont été déchus.


Mais qu'est-ce que la fiction (notamment théâtrale) peut représenter que ne montrerait pas un reportage ou un ouvrage de sociologie, par exemple ? Bien sûr, le journalisme ou la sociologie sont irremplaçables – et indispensables à notre connaissance et à notre compréhension du monde. Mais leur regard se porte frontalement sur le réel : le journaliste et le sociologue s'efforcent de regarder les choses en face. Le dramaturge (comme le cinéaste ou le romancier) effectue un pas de côté, et regarde les choses en quelque façon, de biais. Quel avantage y a-t-il à ne pas regarder les choses en face ? La réponse la plus riche à cette question date de l'Antiquité. Nous la devons à la mythologie grecque. C'est l'histoire de Persée. Chargé de tuer la Gorgone Méduse, dont le regard change en pierres tous ceux qui le croisent, Persée se sert du bouclier que lui a donné Athéna comme d'un miroir, dans lequel il peut à loisir observer sans risque le reflet du monstre. C'est ainsi qu'il peut combattre Méduse sans pour autant la regarder en face – ce qui lui serait fatal... Le théâtre fait partie des possibilités qui nous sont offertes pour porter sur le réel un regard qui ne nous fasse pas courir le risque d'être... médusés ! Nous effectuons un pas de côté, qui nous permet d'étudier la réalité, plus profondément et plus subjectivement que ne l'autorise le regard objectif de la science ou du témoignage — sans que pour autant nous nous perdions en elle, précisément parce que nous lui substituons un objet fictionnel, inventé (un reflet).


Je n'aurais pas pu m'emparer de l'acte commis par Werner Brauener sans être quelque peu médusé par lui. Je ne me serais pas senti le droit de le faire penser, rêver, se saoûler, aimer et désespérer — le droit de le dépeindre, donc. C'est à-dire le droit de dé-peindre, de déconstruire l'image qu'il a donnée de lui-même (et que les médias nous en donnent), et de le repeindre subjectivement, intuitivement, hypothétiquement... de l'intérieur. Il me fallait pouvoir effectuer cette transposition d'un être réel à un être (ré)inventé, de circonstances effectives à des circonstances imaginaires, pour pouvoir explorer librement cette altérité (je ne suis pas lui, il n'est pas moi) et cette proximité (je ne suis pas tellement différent, il est mon semblable). Il me fallait également disposer de la distance nécessaire, garder un peu d'humour, ne pas passer à côté des ses aspects détestables, me décoller de lui.


J'ai donc inventé Gérard Smec (j'explique pourquoi, dans une note en bas de page, ce mec en est venu à s'appeler Smec...), et j'ai inventé cette prise d'otages (quelques jours à peine après la parution du livre, un homme a pris en otage la directrice d'une antenne de Pôle Emploi et sa secrétaire... Mais cet évènement-ci s'est heureusement terminé sans effusion de sang.) Et quand j'ai eu inventé cette prise d'otages, j'ai résolu de marquer que cet évènement initial pouvait se résoudre diversement — qu'il n'en restait pas moins un évènement significatif. c'est pourquoi j'ai fait varier le dénouement, et fait apparaître la mort du chômeur radié et de la directrice du Job Store (symétriques à la mort de Klaus Herzberg et à l'emprisonnement de Werner Brauener) comme un climax dénué de signification particulière : ce qui est déterminant, ce qui fait évènement, ce n'est pas le fait divers, justement, c'est la décision (folle?) d'entrer en guerre contre un monde qui vous dénie le droit d'être au monde. « Un homme désespéré cherche une solution et il trouve une solution désespérée »


Je propose en quelque sorte un théâtre des possibles, plus qu'un théâtre des faits.


Et parmi ces possibles, il y a la parole de Smec, lequel en dit plus en une page que sans doute Werner Brauener en dix ans de chômage. Serait-ce parce que Smec est de quelque manière supérieur à Brauener ? Non, bien sûr que non. C'est tout bonnement que Smec a la chance de disposer du théâtre, du rituel et de l'outil théâtral, pour s'exprimer et penser sa situation — tandis que Brauener est immergé dans le réel, et ne peut par conséquent que très difficilement s'en extraire pour le penser. L'homme théâtral est une forme de surhomme, en ce qu'il dispose de plus de place, de plus de temps, et de plus de langue pour voir, penser, parler. La vie s'y transfigure en récit picaresque, et les « losers » deviennent des héros.

Enzo Cormann

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