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Giordano Bruno

Antoine Gindt ( Mise en scène ) , Francesco Filidei ( Musique ) , Stefano Busellato ( Livret ) , Peter Rundel ( Direction musicale )


: Entretien avec Francesco Filidei

« J’ai envisagé les douze scènes de l’opéra comme des lieux de mémoire, chacune associée à une image, une couleur. »

Giordano Bruno est connu comme philosophe, religieux, penseur révolutionnaire et surtout comme martyr de l’église. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette figure de l’Histoire?


Francesco Filidei : Stefano Busellato, le librettiste, et Nanni Balestrini[1] ont été les premiers à me suggérer le personnage de Giordano Bruno. J’étais immédiatement très intéressé par la relation entre le corps et le bois. Giordano Bruno finit brûlé et j’étais fasciné par ce contact entre la chair et le bois, entre l’objet animé et l’objet inanimé. C’est quelque chose de très intense: le corps de Bruno qui devient cendres et le bûcher inanimé qui le brûle.


D’une image, opposant la chair au bois, peut naître tout un opéra ?


Francesco Filidei : Cette image de Bruno sur le bûcher, son corps nu qui touche le bois, est au centre de l’opéra. Elle est porteuse d’une forte puissance symbolique : le corps vivant qui finit en cendres, et la mort représentée par le bois, l’objet inanimé... Ce geste est fondamental depuis le début. J’ai besoin de travailler avec des choses très intuitives et primaires


Comment s’est déroulée la collaboration entre librettiste, compositeur et metteur en scène ? Cela s’est-il passé de façon linéaire et chronologique ou bien les choses se sont-elles faites simultanément?


Francesco Filidei : L’idée première, en écrivant cet opéra, était vraiment de travailler dans un contexte d’opéra comme on l’entend dans le répertoire classique.Contrairement à N.N qui s’est vraiment construit au fur et à mesure avec le librettiste[2] , la création de Giordano Bruno a plutôt respecté les phases progressives de l’opéra. D’un autre côté, j’ai imposé la structure globale de l’opéra, c’est-à-dire les douze scènes et le contraste entre les scènes dites de « philosophie », où l’on expose les différentes thèses de Bruno et les scènes de « procès » où l’on suit la chronologie historique, de son arrestation à son supplice. Ensuite, Stefano Busellato a écrit le livret en collaboration avec Antoine Gindt pour les questions dramaturgiques. Nous avons beaucoup discuté tous les trois à propos de l’organisation du livret. Stefano Busellato et Antoine Gindt ont beaucoup échangé pour arriver au livret tel qu’il est aujourd’hui.


Pourquoi avoir imposé une structure en douze scènes, en alternant scènes de philosophie et scènes de procès ?


Francesco Filidei : Cela vient d’une décision musicale. Les douze scènes sont reliées entre elles par l’utilisation d’une gamme chromatique qui monte pour les scènes de philosophie, les scènes paires, alors que les scènes de procès, scènes impaires, descendent. Cela se concrétise également par la prise en charge par les voix de femmes des scènes de philosophie alors que les scènes de procès sont relayées par les voix d’hommes. Dans l’opéra, chaque scène correspond à une note que je garde pendant toute la durée de la scène. Par un principe synesthésique, chaque note a sa couleur. On reste donc longtemps dans une seule tonalité, une seule ambiance. Ce système rejoint les principes mnémotechniques de Giordano Bruno qui a écrit beaucoup d’ouvrages autour de la magie et de la mémoire. Dans De umbris idearum[3] , par exemple, Giordano Bruno développe des méthodes afin de retrouver facilement une idée par un principe d’association avec une image. Il inventait des lieux de mémoire où on allait récupérer les idées. J’ai envisagé les douze scènes de l’opéra comme des lieux de mémoire, chacune associée à une image, une couleur. Il faut attendre la onzième scène, la scène du bûcher, pour que l’on retrouve toutes les notes des scènes précédentes, où toutes les couleurs se mélangent, où finalement on détruit tout ce que l’on a construit. Pour moi, si il n’y a pas de destruction dans mon œuvre, on ne peut pas parler d’une musique qui veut faire de l’art. Je veux dépasser la beauté en rendant la matière agressive, pour qu’elle soit intéressante, pour qu’elle pose des questions.


Le geste est très important dans votre écriture musicale ? Un geste qui est profondément lié à une recherche du son. Qu’en est-il de Giordano Bruno ?


Francesco Filidei :C’est vrai que l’on me fait souvent remarquer le côté « visuel » de ma musique. Pendant un temps, ma musique allait dans ce sens. Cependant, Giordano Bruno se situe dans un moment de crise à la fois personnelle et dans mon travail où je tendais vers une autre direction. D’un côté, j’écrivais une musique qui utilisait mes recherches antérieures autour du son et du geste et d’un autre côté, j’aspirais à faire autre chose. Giordano Bruno se situe clairement dans la deuxième catégorie. C’est pourquoi la gestualité de l’orchestre n’est pas essentielle dans cet opéra : je l’ai clairement séparé de ce qui se passe sur scène.


C’est comme si je m’étais façonné un masque et qu’aujourd’hui j’avais besoin de l’enlever. J’ai senti que je ne pouvais plus continuer dans mon ancien système.


Aujourd’hui je tends beaucoup plus vers l’abstrait, avec toujours un geste, mais plus cérébral. Si j’utilise tel instrument, telle percussion ou même des verres d’eau, c’est avant tout pour leurs sons plutôt que pour le qu’ils engendrent[4].


On retrouve un héritage du passé dans votre musique, notamment à travers des citations musicales bien précises ?


Francesco Filidei : Oui, surtout dans la deuxième partie de l’opéra lorsque la situation dramaturgique est déplacée à Rome. Par exemple, à l’arrivée du pape dans la scène 9, j’ai utilisé des cloches car la référence est immédiate, encore aujourd’hui. Comme Bruno avec ses images, les citations sont la mémoire que l’on récupère. À la Renaissance, l’Italie était un pays de riche culture musicale dont nous sommes les héritiers. Je m’inspire donc beaucoup du chant grégorien ainsi que du thème de Dies Irae, très présent dans les scènes de procès avec les inquisiteurs.


Il s’agit uniquement de la musique de la Renaissance pour rappeler le contexte historique de l’opéra ?


Francesco Filidei : Non, dans la scène 8, par exemple, je me suis inspiré de la scène de bal dans Don Giovanni à l’Acte I et de la passacaille du Grand Macabre de Ligeti mais aussi des cantates de Bach lors de l’entrée du chœur. Ensuite il y a Tosca. La situation de la scène 10 de l’opéra, « Il sorgere del sole » (« le lever du jour »), rappelle instantanément la situation de Mario Cavaradossi qui attend son exécution imminente au Castel Sant’Angelo. Comme Mario, Giordano Bruno est seul dans sa cellule et attend la mort. Seulement, Bruno n’est pas désespéré : il méprise ses bourreaux et retrouve sa liberté en se détachant complètement de la réalité.


L’opéra met en scène quatre personnages bien définis : Giordano Bruno, le Pape Clément VIII, et deux inquisiteurs. Ont-ils chacun un traitement vocal différent ?


Francesco Filidei : Giordano Bruno ne peut être qu’un baryton : un baryton colérique. Le Pape, contre-ténor, lui, ne chante que trois minutes. Pour moi, il incarne une telle figure sacrée qu’il fallait le préserver et le moment où il chante devait être un moment clé de l’opéra. Par contre, son air est très difficile et inspiré directement des litanies. Pour les inquisiteurs, j’ai choisi un ténor et une basse. Ce choix est directement lié à la dramaturgie. L’Inquisiteur I, le ténor, est plus léger car moins sévère avec Giordano Bruno. La basse, elle, incarnée par l’Inquisiteur II, accuse violemment Bruno et le conduit au bûcher.


La fonction du chœur semble dépasser celle que nous trouvons habituellement dans les opéras du répertoire. Quelle place occupe-t-il ?


Francesco Filidei : Il s’agit de douze voix solistes plus que d’un chœur. Cet ensemble vocal est le personnage le plus important de l’opéra, le vrai protagoniste. J’ai voulu faire un opéra qui parle de la masse et ces voix, même si elles ne sont pas clairement identifiées, portent l’opéra du début jusqu’à la fin.


Avez-vous l’impression, en écrivant votre premier opéra, de vous placer dans une forme bien définie et contraignante par ses conventions?


Francesco Filidei : Oui, surtout en ce qui concerne le traitement vocal. L’opéra contemporain a essayé de trouver de nouveaux moyens de traiter la voix par rapport à l’opéra du répertoire, mais c’est très difficile. Personnellement, je l’ai vraiment utilisée comme on l’utilise dans l’opéra classique, même si aujourd’hui, il peut sembler bizarre de l’utiliser de cette manière. J’ai essayé, notamment avec l’utilisation du grégorien, de garder le chant comme on chante habituellement et comme on l’enseigne dans les conservatoires, mais en le déplaçant un peu.


Propos recueillis par Solène Souriau, le 13 avril 2015 à Paris. © Festival Musica 2015, texte à paraître.

Notes

[1] Nanni Balestrini poète et écrivain italien (1935), membre de la Neoavanguardia italienne. En 1962, il a sélectionné des textes de Giordano Bruno pour la pièce Novae de Infinito Laudes, cantate pour solistes, chœur et orchestre de Hans Werner Henze, repris en partie dans l’opéra de Francesco Filidei

[2] N.N, pour 6 voix et 6 percussions, 2007-2009, dont le livret est également écrit par Stefano Busellato.

[3] Giordano Bruno a écrit plusieurs ouvrages mnémotechniques comme De umbris idearum et du Cantus circaeus en 1581 mais aussi De imaginum, signorum et idearum compositione (1590-1591).

[4] Francesco Filidei utilise des tuyaux harmoniques, des rhombes, des buzzing bows, des sifflets et appeaux mais aussi des verres d’eau (scène 6) joués par les musiciens dans l’orchestre.

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